vendredi 18 octobre 2013

Amicie Lebaudy. 1 : La mystérieuse Mme Ledall




3, rue d'Annam, XXe ardt. 1913. Les réalisations du Groupe des Maisons Ouvrières portent presque toutes ce motif sur leur entrée principale. On peut y voir l'allégorie d'Amicie Lebaudy et les familles ouvrières bénéficiaires de sa munificence. La signification du mouchoir demeure obscure.



Où l'on apprend qu'Amicie Lebaudy, ennemie de la République, de son mari, de sa famille et de la misère, vivait dans un trois pièces et voyageait en omnibus, entourée d'agioteurs et mère de personnages aussi extravagants que détestables





Amicie Piou (27 juillet 1847 à Lyon - 2 mai 1917 à Paris) naît à Lyon dans une famille de la bourgeoisie catholique bretonne. Son père, Constance Piou est alors procureur général à la Cour d'Appel de Lyon. Elle passe sa jeunesse à Toulouse où son père est nommé premier président de la Cour d'Appel.
Dès ses seize ans, elle est promise à Jules Lebaudy (35 ans), riche héritier de l'entreprise Lebaudy (raffinerie de sucre) qu'il dirige avec son frère Gustave, et l'épouse en 1864.

Ils vivent à Paris, d'abord dans le quartier de la Madeleine, puis dans un hôtel particulier proche du Parc Monceau (2, avenue Velasquez). Amicie mène une vie mondaine et reçoit, une soirée par semaine, des financiers et des industriels issus des milieux monarchistes et catholiques dont elle partage les idées. Or, Jules Lebaudy, qui fait fructifier sa fortune grâce à de nombreux coups de bourse, participe en 1882 au krach de l'Union Générale et retire de son opération un bénéfice de cinquante millions de francs.


La Faillite de l'Union générale. (1er février 1882)

La Société de l'Union générale, présidée par M. Bontoux, vient de suspendre ses payements.
Le sinistre financier qui vient de jeter une perturbation inouïe sur le marché français est aussi complet que les prévisions les plus alarmistes pouvaient se l'imaginer.
La ruine, la désolation sont partout. C'est surtout la petite épargne qui va être frappée. Cela se conçoit aisément en songeant que la spéculation effrénée de l'Union générale avait pour principaux courtiers et entremetteurs les châtelains. Il n'est presque pas de village où la fièvre du jeu n'ait pénétré grâce à ces influences toutes-puissantes auxquelles cédaient facilement domestiques, fermiers, ouvriers, petits rentiers.
A Paris, les commerçants, les employés, les concierges, les ouvriers sont les principales victimes de cet agiotage sans frein.
Cela navre de voir stationner, devant les bureaux de l'Union générale, de pauvres gens regardant mélancoliquement les portes closes et les guichets fermés, derrière lesquels se sont engouffrées, pour ne plus reparaître, les économies péniblement amassées, la tranquillilé des vieux jours, la retraite acquise à force de privations et de labeur.
D'après les premières constatations, les caisses sont vides de tout numéraire, mais on se demande quelle est l'importance du déficit. On ne peut encore l'évaluer qu'approximativement. C'est peut être à plus de deux cents millions qu'on peut fixer ce déficit sans précédent.
Les actions de l'Union générale, émises au pair à 500 francs, n'étaient en effet libérées que du quart. Les trois quarts restant dus étaient à la disposition du conseil d'administration.
Il est certain que le syndic poursuivra cette libération. Les porteurs de titres se trouveront donc recherchés pour compléter l'actif de la Société en faillite, au moyen du versement des trois quarts obligatoires.
Ceci fait que la perte éprouvée par les souscripteurs doit être quadruplée pour être évaluée exactement.
Le conseil de l'Union générale ne peut sortir indemne de cette catastrophe dont il est complice.
La condamnation des coupables ne rendra pas leur argent aux malheureuses dupes, — à qui cependant les avis ne manquaient pas, —mais du moins elle soulagera la conscience publique et servira d'avertissement pour ceux qui voudraient les imiter.

Cette faillite d'une banque catholique, due en grande partie aux malversations de ses dirigeants (d'ailleurs condamnés à des peines de prison), mais appuyée par la banque Rothschild, a beaucoup de retentissement. Elle concourra à la vague d'antisémitisme de l'époque, vague dont l'acmé sera atteinte, peu de temps après, avec l'affaire Dreyfus.
Amicie Lebaudy, qui voit nombre de ses relations ruinées par le krach, quitte le domicile conjugal pour s'installer quelques temps à Bougival, dans une villa appartenant à son mari.
La tempête passée, elle retourne Avenue Velasquez où une nouvelle lutte l'oppose bientôt à son mari et à ses fils à l'occasion du mariage de leur fille Jeanne avec un homme sans fortune (Edmond Frisch, qu'elle fera devenir comte Frisch de Fels, comte romain, grâce à ses relations catholiques), mariage auquel elle est seule favorable et qu'elle parvient à imposer.
Le 4 décembre 1888, le jour même du mariage, elle rompt totalement avec Jules Lebaudy et part vivre dans un trois pièces de Saint-Cloud (4, rue de la Paix ), sans domestique à demeure. Commence alors sa nouvelle vie. Vêtue simplement, sinon pauvrement, elle se fait appeler Madame Ledall (elle est la fille de Angèle Thérèse Palmyre Ledall de Kéréon), fait elle-même ses courses et se déplace en omnibus.
Lorsque Jules Lebaudy meurt le 30 mai 1892, elle n'assiste pas aux obsèques de celui qu'elle surnommait "le grand coquinos" et refuse même que son nom apparaisse sur les faire-parts.



Le Gaulois, 10 septembre 1892 (Gallica.bnf.fr)



Elle hérite de la moitié de sa fortune, soit plus de cent millions de francs, le reste étant réparti entre ses quatre enfants, Jeanne (1865-1943), Jacques (1868-1919), Robert (1870-1931) et Max (1873-1895), et continue de percevoir des revenus sur ses parts de l'affaire.
Elle décide alors de n'utiliser ses revenus que pour réparer les crimes de son mari, c'est à dire de les investir dans des œuvres, œuvres dans lesquelles on trouvera, outre les logements sociaux et la recherche médicale, des mouvements politiques hostiles à la République. Le capital, par contre, sera conservé, et même bien géré, puisqu'à sa mort, elle laissera cent vingt millions à ses héritiers, ne léguant pas un centime aux institutions qu'elle avait soutenues.


Après la mort de Jules Lebaudy, Max, son plus jeune fils, qui est encore mineur, mène avec son héritage une vie dissolue que la rigide Amicie ne peut tolérer. Ne parvenant pas à le prendre sous sa coupe pour l'extraire de la fange où il se complaît, elle entend freiner sa prodigalité en faisant nommer un conseil judiciaire qui contrôle ses dépenses. Mais Max entame alors une procédure pour faire valoir ses droits, et le procès vaut à tous ses protagonistes une importante publicité.
Amicie est ridiculisée par la presse et par l'avocat de son fils, le républicain Waldeck-Rousseau. On ne voit en elle qu'une mauvaise mère --n'a-t-elle pas quitté le domicile conjugal ?-- et une "Harpagon femelle" qui vit en banlieue, vêtue pauvrement et dépensant six mille francs par ans alors qu'elle dispose d'une fortune considérable.



Gil Blas, 11 juillet 1893.(Gallica.bnf.fr) La plaidoirie du défenseur
de Max Lebaudy
défend la vie mondaine de son client
et dénonce l'avarice de sa mère.


Sa cause gagnée, Max, qu'on surnomme désormais "le Petit sucrier", est libre de vivre à sa guise. Devenu célèbre, il alimente la presse de ses frasques, par ses exploits de yachtman, de jockey ou de vélocipèdiste.




AU JOUR LE JOUR Une corrida de toros à huis clos

Il n'y a rien de changé en France, il n'y a que deux bêtes à cornes de moins, pouvait-on dire en sortant hier de la course do taureaux avec tuerie offerte a ses invités de Maisons-Laffitte par le « Petit Sucrier ».
En entrant on distribue aux invités le programme suivant :




MAISONS -LAFFITTE
Sâbado 8 de Setiembre 1894
a las 3 de la tarde
GRAN CORRIDA
de Seis Toros Espanoles
DE LA GANADERIA LIZASO DE NAVARRA
Présidente Senor D. Max Lebaudy
PROGRAMA


Suit le nom des toréadors.
L'arène est installée suivant toutes les règles. Sur les parois blanches de la clôture qui borde le couloir réservé comme refuge aux chulos, se détachent en lettres rouges les noms des espadas célèbres Lagartijo, Romero, Cayetano, Muzzantini, etc. Dans la tribune d'honneur se tient le maître de la maison qui, pour la circonstance, porte la tenue de ville des toréadors : grand sombrero gris, veste-boléro noire soutachée de même, s'arrêtant à la cambrure du rein, accusée par le pantalon extracollant, et la mince et longue cravate de satin rouge, rayant d'un trait la blancheur du plastron de chemise et venant se perdre dans les plis do la faja, ceinture de soie multicolore. Au pied de la tribune, sous une tente, un orchestre joue des airs espagnols parmi lesquels revient fréquemment le motif de Carmen « Toréador, en gar-aar-arde »
(...)
Après un quart d'heure de repos au buffet, on passe à un troisième taureau voué à la mort, qui entre au galop dans l'arène. C'est un animal vigoureux, petit, sec, nerveux, fonçant avec furie sur ses adversaires, franc du collier. Les toréadors ayant déclaré qu'il était nécessaire de fatiguer le taureau par l'emploi de cavaliers, un très beau cheval, déjà âgé mais encore très vigoureux et gardant de belles lignes, a été voué au rôle ingrat de monture pour picador. Sur sa selle de velours vert à broderies d'argent est campé el senor Cantarès (el Chico), couvert de bufflo, bardé de tôle, la lance au poing, et ne se doutant guère sans doute de la mésaventure qui l'attend. En effet, après quelques badinages avec les banderilleros, le taureau, avisant ce cavalier qui le menace de sa lance, fond sur lui et enlève le cheval d'un coup de corne à l'épaule. Peu habitué à ce genre d'exercice, peu désireux également de s'y perfectionner, le cheval se défait par un violent coup de rein du picador qui tombe lourdement sur le sol et y reste à plat ventre jusqu'à ce que des camarades l'emportent à bras hors de l'arène. Par la môme occasion, on fait aussi sortir le cheval, qui n'a plus de raison d'être, le picador mis hors de combat étant le seul et unique de la troupe.

José Ruiz, le premier matador, qui doit mettre à mort le taureau, s'avance alors vers M. Lebaudy et lui demande la permission de tuer le taureau en son honneur et en celui des belles femmes qui sont dans l'assemblée (sic). La permission accordée, il pirouette galamment, jette son chapeau par-dessus l'épaule dans le couloir et s'avance vers le taureau, l'épée recouverte par la muleta, grande pièce d'étoffe rouge. Le taureau fonce, Ruiz allonge le bras, fait un saut de côté et l'animal passe, emportant l'arme plongée dans le flanc gauche jusqu'à la garde. On croit que c'est fini et qu'il va s'abattre foudroyé. Pas du tout, le coup est manqué l'animal souffre visiblement, il est devenu plus prudent, il se plaint de temps à autre, mais il fait tête encore pendant un quart d'heure à ses adversaires. On retire l'épée de la plaie, le toréador frappe encore à trois reprises différentes et le taureau lutte toujours, reculant pas à pas, mugissant tristement ; enfin, il s'agenouille, présentant encore le front à ses adversaires qui le harcèlent avec des banderilles, lui enveloppent la tête avec les capes,, gambadant autour de lui. C'est affreux, on dirait l'assassinat d'un héros maladroit par une bande de clowns.
Enfin, il tombe sur le flanc et, dans son crâne, le cachetero enfonce un vilain poignard à lame ronde. La bête crie une dernière fois et s'étend tout de son long. On attache le corps aux traits d'un carrossier, qui remplace l'attelage traditionnel de mules pomponnées, et le traîne au dehors.
Le quatrième taureau a été mis à mort dans les mêmes conditions, lardé de trois coups d'épée, avec une agonie un peu plus courte, mais tout aussi pénible à voir, excitant les mêmes marques d'improbation dans les tribunes. L'impression générale était que le taureau se trouve dans des conditions d'infériorité trop grandes vis-à-vis de ses nombreux ennemis. Ces malheureuses bêtes ne savent même pas se servir adroitement de leurs armes naturelles. A maintes reprises ils joignent leurs adversaires, les bousculent, les poussent du front, du museau, sans jamais les toucher sérieusement de la corne. Pour égaliser les chances, il faudrait fonder une école d'escrime pour taureaux, comme il y a des écoles de tauromachie pour les hommes.
La Société protectrice des animaux a fait vainement une démarche auprès du préfet de police pour obtenir l'interdiction de ce spectacle ; il a été répondu à ses représentants que le préfet do police n'avait pas à s'occuper de ce qui se passe en Seine-et-Oise. L'administration de Seine-et-Oise répondait de son côté ne pouvoir intervenir dans une fête privée, à laquelle devait assister M. le maire de Maisons-Laffitte. Un agent de la Société, dépêché auprès de la gendarmerie de Maisons, a dû se contenter de ce déclinatoire et renoncer à épargner aux malheureux bestiaux leurs fâcheux rapports avec la spada, et le cachetero, l'homme au poignard-outil.

Le Temps, 10 septembre 1894


Cette caricature parue en 1904, lors des aventures impériales de Jacques Lebaudy, rappelle, une dizaine d'années après sa mort, les aventures toromachiques du "Petit  Sucrier", représenté en jockey. (Gallica.bnf.fr)




La mort de Max Lebaudy en 1895, alors qu'il effectue son service militaire, donne à nouveau l'occasion d'un procès qui défraye la chronique. Malade, il n'est pas réformé en raison d'une campagne de presse qui dénonce par anticipation la faveur qu'on ferait à ce fils de famille, et il meurt de tuberculose dans un hôpital militaire. Le procès intenté à quelques requins de son entourage qui lui ont promis d'obtenir sa réforme, puis l'ont fait chanter, attire de nouveau une attention pas toujours bienveillante sur la famille.


Loin d'un monde hostile et qui la ridiculise, Amicie Lebaudy n'agira plus que dans la plus parfaite discrétion, avec des techniques dignes des services secrets, sauf lors des quelques procès où son nom devra encore apparaître.
PLUS D'AUREOLE

En adressant ses remerciements à toute la presse, Mme Lebaudy a fait preuve de sentiments très chrétiens. Car si ses déclarations ont été accueillies avec la courtoisie qu'on doit à une femme, elles ont néanmoins provoqué un étonnement que nous n'avons pas été les seuls à laisser percer, et des commentaires qui ne méritaient pas précisément des témoignages de gratitude.
On a été très surpris, tout d'abord, de voir Mme Lebaudy avouer ainsi qu'elle avait consacré à des œuvres politiques quelques bribes de l'immense fortune qu'elle n'avait voulu garder que pour créer ou aider de bonnes œuvres.
Nous étions, tous habitués à admirer profondément le caractère de cette femme qui, dans la plus invraisemblable opulence, professait le mépris absolu des richesses, surtout des richesses acquises d'une certaine façon.
Nous étions accoutumés à respecter cette femme qui cherchait à expier sa fortune, et à en racheter la tare en consolant le malheur et en soulageant la misère.
Nous aimions à nous la représenter dans ses toilettes plus que simples, dans son modeste logis, jouant le rôle d'une providence cachée et attentive aux souffrances, réalisant cet admirable symbole de la pauvreté volontaire triomphant des pauvretés fatales, le sublime contraste de l'humilité disposant de flots d'or pour faire à la charité une apothéose.
Nous étions heureux de croire qu'il s'était enfin trouvé une créature humaine qui avait su se placer au-dessus de l'humanité, de ses conflits d'ambitions, de ses batailles d'intérêts.
Et voici que « la sainte » descend d'elle même de son piédestal, qu'elle éteint de ses mains son auréole, et qu'elle entre dans l'arène pour se mêler aux luttes, pour triturer, de ses mains pieuses et bienfaisantes, la matière électorale.
(...)

Louis Rouvray.

Gil Blas, 14 février 1905, lors d'un des épisodes de l'"affaire Syveton"



Depuis la rupture avec son mari, elle écrit sous le nom de Ledall dans La Vie parisienne, et publie Mère angélique abbesse de Port Royal (1893), plusieurs recueils de nouvelles, des romans édifiants et un récit de voyage en Écosse sous le nom de Guillaume Dall (1891) (pseudonyme assez vite éventé).
En 1895, elle quitte Saint-Cloud pour la rue de Londres, puis emménage en 1900 rue d'Amsterdam, dans un logement sans téléphone ni électricité, qu'elle loue sous un faux nom pour n'être pas importunée par la presse ou des quémandeurs. Elle refuse en effet systématiquement de donner à un solliciteur, décidant toujours elle-même de l'utilisation et des bénéficiaires de ses dons.

Elle se constitue un cercle de relations qu'elle rencontre chaque soir, toujours séparément, et qu'elle rétribue. Un diplomate à la retraite, un père jésuite, un père missionnaire, un académicien (Jules Lemaître), un préfet de police, deux avocats, un jeune biologiste, la renseignent sur la vie politique et sociale et les avancées de la science. On prétend même qu'elle se fait enseigner, toujours contre rétribution, les doctrines anarchistes par un rédacteur des Temps Nouveaux.

Après la mort de sa mère (avril 1900), elle fait chaque année un voyage à l'étranger. Elle tirera de ces voyages d'agrément et d'autres, qui seront des voyages d'étude, une bonne expérience des réalisations en matière de logement social et d'hygiène.

Au cours de la période d'agitation politique dont la République, qu'elle excècre, ressortira définitivement victorieuse (Affaire Dreyfus, boulangisme, Déroulède, ministère Combes, etc), elle participe financièrement aux mouvements réactionnaires. Proche de Gabriel Syveton, elle arrose abondamment la Ligue des Patriotes, puis la Ligue de la Patrie française. Toujours discrète, elle donne l'argent de la main à la main, et généralement sans reçu. Lors de l'affaire des fiches, c'est son argent (140 000 francs) qui achète à un fonctionnaire du Ministère de la Guerre les fiches qui établiront la culpabilité du gouvernement. Mais la mort de Syveton, où elle voit un crime de la police quand tout le monde, et même Jules Lemaître, y voit le suicide d'un escroc qui va être confondu, et le triomphe de tout ce qu'elle méprise, l'éloignent de la politique. Bien que toujours liée aux milieux réactionnaires, proche de Jules Delahaye, amie de Gyp, elle se consacre alors exclusivement aux œuvres sociales.




Buste de Mme Jules Lebaudy, marbre de Lucien Pallez. Ce sculpteur a exécuté le buste de Gabriel Syveton qui orne sa tombe au cimetière du Montparnasse, buste commandé bien sur par Mme Lebaudy. Ce buste d'Amicie Piou se trouve dans le jardin d'hiver de l'Institut Pasteur. Elle a subventionné pendant dix-sept ans, à hauteur de douze millions de francs, des bourses pour étudiants sans ressources et la construction et l'entretien de l'hôpital. Les administrateurs n'apprendront l'identité de la donatrice qu'à sa mort, en 1917



Ses tracas familiaux sont loin d'être terminés. Peut-être Waldeck-Rousseau, lors du procès de Max, n'avait-il pas complètement tort en critiquant l'éducation qu'elle avait donnée à ses enfants, car si Robert devait s'illustrer, non seulement comme patron des raffineries Lebaudy, mais aussi, avec ses cousins Pierre et Paul, comme un champion des "plus légers que l'air", Jacques allait sombrer dans le délire jusqu'à devenir, quelques temps, un personnage qu'on mettrait en chansons et qui ferait la joie des caricaturistes.
Dégoûté -- comme sa mère qu'il ne voit pourtant plus depuis la mort de son père -- de la France et du régime républicain, Jacques Lebaudy entreprend une entreprise digne du Marquis de Morès, version farce. Comme lui, il propose d'abord la construction d'un chemin de fer, Transsaharien celui là, comme lui, il essuie le refus des autorités, et comme lui, il tente l'aventure dans un nouveau monde.
Fin mai 1903, il débarque avec quelques marins recrutés sans qu'ils aient été avertis qu'ils constituaient un corps expéditionnaire, au Cap Juby, territoire marocain promis à l'Espagne, et se déclare aussitôt possesseur de l'Empire saharien sous le nom de Jacques 1er.


La presse s'est délectée pendant plusieurs années du délire de
Jacques Lebaudy. Le XIXe siècle, 16 janvier 1905

 

Malgré les difficultés que lui opposent les quelques indigènes qui prennent cinq de ses marins en ôtage et les gouvernements occidentaux qui refusent de reconnaître ce colonialisme privé, il persiste dans son délire, créant un drapeau, un protocole impérial, projetant la construction de deux villes, Troja et Polis, de ports, d'hippodromes, la constitution d'une armée, et demeure inébranlablement décidé à apporter aux rares autochtones la civilisation telle qu'il l'entend. Liberté de conscience, Force, Travail, Industrie, Commerce, Agriculture. Labor improbus omnia vincit, telle est sa devise. La presse, ravie par cet évènement cocasse, prétend même qu'il a acheté une guillotine.



Profondément écoeuré par le spectacle qu'offre actuellement la France où les saines traditions de liberté individuelle sont chaque jour impunément violées, après avoir assisté à la décadence des moeurs, aux iniquités sociales qui se commettent dès lors à l'ordinaire, sans que le peuple émasculé se révolte tant l'on a oblitéré en lui le sens de toute justice, S. M. prit la résolution d'aller, en une terre récemment appelée par lui à la civilisation, fonder une nouvelle patrie.
Jadis les protestants chassés du sol natal par des persécuteurs aussi odieux mais moins imbéciles cependant que les tyrans anonymes de la troisième Republique portèrent de même leur activité, leur industrieuse intelligence dans un autre pays qui sut merveilleusement mettre à profit leurs qualités.
(...)
Pour réaliser ces projets, il fallait trouver une terre vacante. L'Afrique du Nord était tout indiquée.
Une habile diplomatie, dont nous n'avons pas le droit de dévoiler les tenants, et les aboutissants, ni les détails, avait préparé la création de l'Empire. Ce n'était point au hasard que S- M. se rendait vers le Sahara. Avant son départ de France, la diplomatie de Jacques Lebaudy avait — comme on le dit en termes du métier — préparé les voies et moyens.
(...)
Ces faits ont été grossis et dénaturés à plaisir en France par une presse servile, aidée par la crédulité d'un public toujours prêt à avaler les bourdes les plus stupides. On vit alors la France menée par ses ronds-de-cuir, l'Espagne, par les « glorieux ? » « débris » qui l'ont conduite à la guerre de Cuba, commencer contre S. M. une guerre hypocrite et lâche.
(...)
Et la presse française, payée par les fonds secrets commence une abominable campagne contre l'Empereur.
S.M. qui se proposait de passer paisiblement l'hiver à organiser ses Etats et à reconnaître les côtes à bord d'un de ses yachts, renonce à ses projets.
S.M. vient à La Haye, s'y entoure des jurisconsultes les plus célèbres, et étudie en passant le fonctionnement de la Cour d'arbitrage.
A Londres, où,S. M. s'établit avec son Etat-major, elle se tient en relations constantes avec les plus hautes personnalités politiques, donne ses audiences, envoie ses ordres à ses représentants, gouverne enfin de cette grande ville admirable qui est comme le coeur du monde.
Dès que la liberté des mers lui sera assurée et qu'elle pourra, sans qu'il soit possible au gouvernement français de tenter sur sa personne quelque abominable acte de force, S. M, retournera dans ses Etats.



Le Pavillon Saharien

Le pavillon saharien, est blanc avec croissant et étoile d'or, c'est le pavillon national, celui de la marine marchande.
Des centaines de pavillons semblables ont été distribuées aux chefs des tribus sahariennes. Nous n'avons pas besoin de dire avec quelle satisfaction les rois indigènes, caïds, chefs religieux etc., ont accueilli le pavillon de l'Islam.
Voilà ce que l'Europe égoïste a gagné à tirer lâchement dans le dos de Sa Majesté, alors qu'elle allait planter en terre nouvelle le drapeau de la civilisation.
Son attitude hypocrite est cause que Sa Majesté soutiendra l'Islam contre la chrétienté. Avant longtemps, le pavillon du Sahara flottera de l'Atlantique à la mer Rouge et servira de ralliement à 30 millions de musulmans actuellement divisés et n'ayant pas encore conscience de leur force.




L'Empereur du Sahara et la Société des Steeple-Chases de France

Ainsi qu'on devait s'y attendre, la notification du nouveau titre de Sa Majesté, a jeté l'émoi parmi les snobs du comité des Steeple-Chases de France.
Les descendants des croisades et la noblesse plus récente du Saint-Siège, ont protesté au nom des traditions.
Les messieurs très corrects, qui rivalisent de platitude quand Sa Majesté Loubet daigne venir, coiffé du petit chapeau, honorer de sa présence le pesage d'Auteuil, craindraient eux, trop de déplaire aux farouches républicains. Ce n'est pas, certes, qu'ils nourrissent des sentiments très tendres à l'égard du régime qu'ils ne cessent de débiner. Mais ils tremblent qu'on leur supprime la cagnote.
Nous donnons ci-dessous, la copie des lettres adressées à la Société des SteepleChases de France, laquelle, très embarrassée n'a pas encore répondu et n'a su que se faire interviewer par un employé du journal de Letellier.



A la Société des Steeple-Chases de France

Messieurs,

Je suis chargé par Sa Majesté Jacques 1er, Empereur du Sahara, de vous informer qu'à partir du 1er janvier 1904, le nom de Jacques Lebaudy ne devra plus figurer sur aucune des pièces de votre Société et devra être remplacé par celui de Sa Majesté Jacques 1er.
Je vous prie de vouloir bien accuser réception de la présente à Sa Majesté et agréer, Messieurs, l'assurance de ma considération distinguée.
A la Société des steeple-Chases de France
1, rue Castiglione. Paris.

Messieurs,

Vous avez communiqué a différents journaux français la lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser en date du 3 décembre 1903.
Vous avez en outre inspiré des commentaires peu aimables pour Sa Majesté, ce qui constitue de la part de votre Société un manque aux convenances ainsi qu'aux règles de la courtoisie internationale.
Comme vous paraissez ignorer complètement tout ce qui touche à l'eimpire du Sahara, et que vous confondez deux choses absolument différentes : un changement de nom et l'usage d'un pseudonyme, il est utile que je vous rappelle les points suivants : 1" Sa Majesté a changé de nom purement et simplement ; elle s'appelait jadis Jacques Lebaudy ; Elle s'appelle maintenant Jacques 1er.
C'est le nom qui figure sur l'état civil saharien, conformément aux lois sahariennes.
J'imagine que vous n'allez pas avoir la prétention de connaître mieux que nous les lois de l'Empire du Sahara.
Je vous ferai remarquer que le changement de nom est autorisé par vous pour les chevaux de courses.
Pourquoi ne le serait-il pas pour les propriétaires de ces chevaux ?
2° Vous ne pouvez régler ces questions de nom qu'en invoquant l'état civil et la législation de la nation à laquelle appartient l'intéressé.
Or Sa Majesté que vous avez connue sous le nom de Jacques Lebaudy, alors qu'Elle n'avait pas encore répudié sa qualité de sujet français, a maintenant une nouvelle patrie : le Sahara.
Les codes de votre Société ne prévoient pas le cas actuel ; donc il est inutile que vous y cherchiez ce qui ne peut s'y trouver. J'ajoute que vous avez affaire à un souverain étranger. Vous n'avez donc qu'à enregistrer purement et simplement les noms et qualités qui vous sont indiqués par le protocole de son gouvernement. - Tout refus de votre part de vous conforner à ce qui précède, sera considéré comme a une offense à Sa Majesté qui rompra toutes relations avec votre Société et donnera des ordres aux Sociétés de courses de l'Empire du Sahara, afin que celles-ci usent de représailles à votre égard. Veuillez agréer, Messieurs, l'assurance le ma considération distinguée.

G. Hidoux, officier d'ordonnance.

Extrait de l'unique numéro de Le Sahara, 1er janvier 1904, journal créé par Jacques Lebaudy pour présenter son empire et qui ne déparerait pas dans une encyclopédie des fous littéraires (il est juste évoqué dans le Blavier).


Exaspéré par l'opposition dont font montre l'Espagne, l'Angleterre et surtout la France à son empire, il fait appel à la Cour permanente d'arbitrage de La Haye et commence une existence errante, mais toujours aisée, accompagné de l'impératrice. Abandonnant son titre, il prend alors le pseudonyme plus discret de marquis de Raray, duc d'Arleuf.
Il finit par émigrer aux États-Unis en 1913 et devient citoyen américain. Toujours délirant --ce qui ne l'empêche pas de réussir de jolis coups de bourse-- il est interné, s'évade, est libéré, et finit, en 1919, abattu de cinq coups de revolvers par l'impératrice. Elle prétendra en 1922 (mais le journaliste qui relate l'entretien est assez peu fiable si l'on en croit ses articles ultérieurs sur la guerre d'Espagne) que Jacques 1er voulait violer leur fille de quatorze ans pour s'assurer une descendance.
Augustine Dellière sera acquittée, et bien qu'elle ne fût pas sa femme, héritera de la moitié de sa fortune au terme d'autres aventures rocambolesques.


Mme Ledall, qui n'entretient guère de relations avec sa famille, suit les exploits aéronautiques et coloniaux de ses fils par la presse.
Elle consacre son temps à ses oeuvres. Le Groupe des Maisons Ouvrières, auquel sera consacré le second volet de ce billet, et l'Institut Pasteur sont loin d'être les seuls bénéficiaires de ses largesses, même s'ils en sont les principaux. Elle finance par exemple une expédition de Jean-Baptiste Charcot, des collèges, une maison d'accouchements dans le quartier Plaisance, la construction du phare de Kéréon, auquel elle fait donner le nom de son grand oncle guillotiné à 19 ans, etc.
A la fin de sa vie, elle revoit sa fille et son gendre Edmond Frisch ( non content d'être comte de Fels, il est devenu Prince de Heffingen ) qui mènent grand train dans la meilleure société, et elle s'intéresse à ses petits enfants.
Elle meurt en 1917, dans son logement de la rue d'Amsterdam.

La mention Fondation de Mme Jules Lebaudy sera portée sur toutes les réalisations du Groupe des Maisons Ouvrières, selon ses instructions.



Entrée de l'immeuble du Groupe des maisons ouvrières, 1929. 75, rue Olivier de Serres, XVe ardt. Eugène Hatton, industriel et juge au tribunal de commerce, était l'administrateur choisi par Mme Lebaudy, qui lui donnait l'argent de la main à la main. Il était le seul à connaître l'identité de la donatrice.


Sans doute Amicie Lebaudy a-t-elle voulu racheter les crimes de son mari par ses dons et sa vie frugale (frugalité relative, puisqu'elle voyageait et possédait, par exemple, une villa à Monaco), mais son attitude laisse penser qu'elle perpétuait aussi, en bonne réactionnaire, les valeurs de la noblesse dont elle était issue par sa mère. La charité est encore pour elle un devoir attaché à sa position sociale et imposé par l'Église, quand la bourgeoisie voit dans la philanthropie un acte de pure générosité ou un procédé destiné à prévenir l'agitation sociale.



Mme Jules Lebaudy, née Amicie Piou. Médaillon de Horace Daillion. Ce portrait a été apposé sur toutes les réalisations du Groupe des Maisons Ouvrières après la mort d'Amicie Lebaudy. Ici rue d'Annam, XXe ardt.






Sources
  • La vie secrète de Mme Baudley / Marcel Barrière, 1948
Ce livre est la source principale d'information sur Amicie Lebaudy, celle que tous les autres reproduisent. C'est une biographie à charge qui fait d'elle un portrait assez épouvantable.
L'auteur aurait reçu les confidences d'un journaliste du journal Le Gaulois, journaliste qui aurait collaboré pendant une vingtaine d'années avec Mme Lebaudy. Mais ce journaliste a-t-il existé ou s'agit-il d'un procédé pour rendre le récit plus vivant ?
Les informations données, bien que souvent très précises, sont  difficilement vérifiables.
Les noms des proches de Mme Lebaudy sont volontairement cachés (comme pour le Baudley du titre) tout en demeurant transparents, peut-être par égard pour des descendants toujours en vie. Son père se voit prénommé Adolphe, prénom repris dans les articles ci-dessous.
Des erreurs dans les adresses, les titres de livres, laissent supposer que tout n'est pas très fiable.



  • Mme Jules Lebaudy, réactionnaire attardée ou visionnaire prophétique / Bernard Marrey, 1985, in Paris Villages, n° 6
La partie biographique est en grande partie tirée du livre de Marcel Barrière.

  • Madame Jules Lebaudy et la Fondation ”Groupe des maisons ouvrières” / Elisabeth Lemaire, 2000, in Bulletin de la société historique et archéologique du XVe arrondissement de Paris, n° 16
 La partie biographique est essentiellement tirée du livre de Marcel Barrière.

  • Les turbulences d'une grande famille / Henri Troyat, 1999
Écrit dans le style des biographies "grand public", l'ouvrage mentionne essentiellement dans sa bibliographie le livre de Marcel Barrière, mais il reproduit quelques "archives familiales", preuve d'un accès à d'autres sources.
J'ignore pourquoi Henri Troyat donne au père d'Amicie le prénom de François.


Sur le site de l'Assemblée Nationale , on trouve Jean-Baptiste Piou (1800-1890), mais sa sépulture, au cimetière de Montmartre, porte Constance Piou (13 août 1800-31 mai 1890).




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