vendredi 24 mai 2013

La Foire aux puces




Puces de Saint-Ouen. Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis

Où, devant un bric à brac d'objets misérables et dépareillés, deux auteurs trouvent matière à philosopher




M'y revoici donc. Depuis 1920, j'ai fait à ces lieux pas mal de visites. Je les sens, plus que je ne les connais. Aucun effort pour y demeurer. Cette odeur de graisse, de moules, de friture, de vin ; ces mauvais parfums, ces airs de phono, ces airs de phonos, grinçants, crispants ; ces appels, ces disputes, ces cris, ces voix étrangères ; la rumeur des voitures, celle des tramways. (…) Je ne sens plus autant que dans mon enfance, chez les promeneurs, le goût de la flânerie.

Ce marché, il change. Autrefois, il me semble, on y venait moins avec le désir d'acheter ou de marchander, que de rire ou de boire un coup. On est là, poussé par les besoins et les tracas de la vie. (…) Cette foule, elle vient des impasses de Clignancourt, des rue de Saint-Ouen, et travaille dans les usines de la Plaine-Saint-Denis. Si elle est présente ici, ce n'est pas que pour le plaisir ; mais pour se vêtir au meilleur prix, se chausser, s'acheter une « liquette », ou des meubles pour se mettre en ménage. Et pour beaucoup, de tels achats sont impossibles. Il y a des boutiques cossues, faites de carreaux de plâtre, voire de briques ; et d'autres, de planches ; et d'autres, dont l'installation consiste en une simple bâche, ou un étalage sur le trottoir. On y voit de vieux godillots, des hardes, des valises défoncées ; c'est tout un cimetière.





Ici, tout vient finir. Cette association de brocanteurs est celle d'une bande de fossoyeurs. Le cimetière des hommes est proche. Voici celui des objets, des meubles, de tous nos biens. Se peut-il qu'on désire posséder quoi que ce soit ? Et rien d'autre, sur cette terre, que soi-même ? Tout se flétrit et meurt : les femmes, les amours, et les biens qui aident à oublier l'amour. Je sens bien monter cette odeur de pourriture. Sans trop de tristesse. Par résignation, par habitude. Encore une étape, et toute cette brocante ne sera que poussières et cendres. Je rêve d'une nettoyage qui purifiera ces lieux. Nous n'en sommes pas là, certes. Que d'intérêts, de passions ! Chacun a les siennes, les misérables comme leurs maîtres.





(...) Maintenant, un monde de vendeurs nouveaux est apparu. Ah, ce marché, c'est un peu une plage sur laquelle viennent mourir les vagues de cet Océan qu'est Paris. (…)

Épaves, épaves. Je n'en veux posséder aucune, mais comment ne pas être attiré ? Quels secrets enferment-elles ? Vestiges d'amour, de jeunesse, de bonheur. Objets caressés, qui ne sont plus qu'ordures. Ainsi de nous-mêmes. J'ai pour eux une sorte de tendresse. Une fois encore en présence de notre destin d'hommes. Car, ici on ne trouve que les hommes. La nature les a chassés de ces lieux ; le ciel lui-même, les fumées des usines l'empoisonnent. Donc, on ne voit plus que les signes de notre puissance ; notre création ; mais on voit ce qu'elle vaut. Notre éternité, les signes de notre passage. Eh bien, ça ne fait pas long feu ! Encore une fois, la vie marquée par la mort.



Journal intime, 4 juin 1932. Eugène Dabit
Une version retravaillée de ce texte figure dans le recueil Ville Lumière, Le Dilettante, 1990



Puces de Saint-Ouen




 
LE MARCHÉ AUX PUCES. JARDIN DES OCCASIONS. IMAGE DU CHAOS


Clignancourt... Clignancourt, autrefois, c'était une seigneurie qui dépendait de l'abbaye de Saint Denis. C'est, aujourd'hui, un vaste quartier et une porte une des portes de Paris.

Malgré ses apparences épiques, et bien qu'il désigne l’un des nœuds les plus typiques du trafic sur les boulevards militaires, ce sonore nom de trois syllabes ne concerne aucun maréchal de l'Empire. Clignancourt désigne le seuil, l'accès du marché aux Puces.

Qu'est ce que le marché aux Puces? Y vend-on des puces pour les laboratoires? Ou, pour les forains, de fidèles puces dressées à traîner des carrosses microscopiques? Jamais de la vie... Les « puces », à Saint Ouen, au vaste débouché de la porte de Clignancourt, désignent une foire, une caravane arrêtée, une espèce de ville, un monde. Tous les habitants de Paris connaissent les « puces »  je veux dire le marché aux Puces  - mais tous -  crainte, peut être, des puces -  n'y sont pas allés. Et ceux qui y furent évitèrent, sans doute, de pousser leur exploration jusqu'aux ultimes recoins de cette jungle qui rassemble les contrastes les plus vifs, les couleurs à la fois les plus riches et les plus déshéritées, de savoureuses indications humaines et d'étranges formes de misère et d'orgueil.





La visite du marché aux Puces, tout comme celle d'une cité de quelque importance, ne saurait s'accomplir en un clin d'œil. On aurait tort de s'imaginer qu'il ne s'agit que d'une ou deux rues à parcourir, de quelques étalages à enregistrer du regard. Le marché aux Puces est multiforme, élastique, sans limites précises. Quand on pense en avoir vu la force et fait le tour, il surgit, de nouveau, à l'improviste, au coin d'une rue, sous la forme d'un bachibouzouk replet qui porte les longues moustaches de Tarass Boulba, telles que le cinéma les a popularisées, et qui règne sur une douzaine d'objets logiquement invendables, disposés, par ses soins, sur le trottoir... Une brosse à dents cassée, chauve, une boîte de « gitanes » vide, un fragment de verre de montre, tout un lot composé de quatre épingles à cheveux, d'un sept de trèfle déchiré et de deux clous, un crayon rongé et un petit sou. Oui, un petit sou en nickel, d'un modèle courant. À quoi un petit sou peut il servir ? Et conformément à quel tarif, au pays des occasions, peut on taxer un petit sou ? Mystère absolument inouï.

Essayons de prendre par un bout cet univers bizarre. Attaquons les Puces par Clignancourt, au pied de l'auto­bus, à l'issue du métro. En nous efforçant ainsi à quelque méthode, peut être pourrons nous assister à l'ensemble du spectacle.




L'avenue de la Porte de Clignancourt  -- les noms les plus longs de la topographie parisienne appartiennent aux voies les plus brèves --  résonne de disques américains.

On trouve, par là, des bazars, des confiseries, des magasins de vêtements neufs, des librairies, maints négoces normaux et usuels, au rez de chaussée des immeubles ou solidement établis dans des baraquements juxtaposés. Cependant, déjà, çà et là, un marchand de beignets « comme à Grodno », ou de sandwiches à la carpe grasse, donne un premier ton d'exotisme.

Vers le clocher de Saint Ouen, en pleine banlieue bâtie, se prolonge, au loin, le brouhaha commercial de cette porte. Mais, si nous ne nous décidons pas à entrer dans le vif des Puces proprement dites, nous n'aurons guère admiré que de confortables régiments de gabardines et des appareils ménagers. Prenons à droite, donc, tout de suite derrière la caserne de la Coloniale.





J'avais vu cette zone de Clignancourt par un après­ midi d'automne, toute livrée à de grands molosses jaunes. Au delà du boulodrome, cette rue qui n'a pas de nom, rue de village kurde ou de campement cosaque, n'engageait guère le promeneur. Mais, samedi dernier, chacune des isbas de bois vermoulu qui la délimitent face au mur de la caserne avait rabattu sa pitoyable façade de bois, exhibait une collection de pardessus, complets, imperméables, capotes rafistolées de l'armée anglaise. Ces pelures, qui se succèdent par centaines et par cen­taines, ont, d'ailleurs, bonne mine. Pelures modestes, mais d'une réalité, d'une solidité manifestes. Les marchands attendent en lisant quelque journal hébraïque. Ils n'interpellent personne. Aux Puces, nulle part on ne racole, ou à peine.

Quelques unes de ces installations paraissent assez importantes, avec un commis puisé dans le cousinage local, pour procéder aux essayages, un centimètre autour du cou. Des restaurants polonais, dont l'un est consacré au père Adam, un autre à la petite mère Tanika, interrompent parfois le défilé de cette armée de pendus, de vêtements pendus. Entre les baraques, on entrevoit des cours secrètes, complexes, avec des roulottes échouées.





Les complets et les pardessus cessent en arrivant à une certaine rue transversale, qui nous introduit à l'épais­seur de la zone, république à la fois lépreuse et bocagère, multitude des maisonnettes posées sur le sol comme de petites caisses, parmi les fleurs et les vieux métaux. Un coq chante. De rauques jeunes filles vont à la fontaine. Un costaud d'un mètre quatre vingt dix passe. Une cabane héberge un phonographe si colossal que le pavillon, par une fenêtre spéciale, s'épanouit à l'extérieur. Un vieillard, tout seul dans un noir sentier, tient devant lui, à bout de bras, une cuvette. Va-t-il vomir? Non. Ce qu'il attend, c'est vous  - c'est le client. Une belle cuvette qui n'a que trois fêlures : dix huit sous.





Repassons devant les pardessus, atteignons le boulodrome. Là, s'amorcent obliquement deux ou trois rues de terre et de bois   la « cité des occasions »   la vraie « foire aux Puces ». Chacune d'elles, dans un pullulement de bacilles volants, étale, sur plusieurs centaines de mètres, un bric à brac phénoménal. Côte à côte, des échoppes, habitables ou tout au moins habitées, avec un poêle et un grabat, dégorgent devant elles une écume de saletés diverses et négociables. Par ci, par là, d'ailleurs, se déversent d'aimables pièces, bagues, tables de marqueterie, une belle coupe en cristal, une ferrure étrange mais noyée dans une effarante et papillotante nébuleuse de vieux souliers, de pots ébréchés, de têtes de cire, de potiches 1900, de peluches eczémateuses, de réveils qui ne marchent pas ou qui marchent (le marchand dit loyalement ce qu'il en est), de paquets de vieilles cartes postales, de photos anonymes, de peintures d'un mauvais goût terrifiant, de brevets de croix de guerre, de gants d'escrimeurs, de loutres empaillées, de chapeaux démodés depuis trente ans, de dix mille, vingt mille, cinquante mille objets qui ont perdu un manche, une roue et même leur figure. Objets à moitié dévorés. Des chocs les ont suppliciés, amputés, scalpés. Des circonstances défavorables les humilièrent, leur enlevèrent leur personnalité initiale, leur conférèrent, en retour, une âme baroque.





Ce sont des femmes en général, qui vendent, fort peu empressées à crier leur marchandise. Elles déjeunent sur le pouce, longuement. Une petite vieille, nommée la Saralé qui vante une collection de bocaux à cinquante centimes pièce, excite la discrète indignation de ses collègues : « Elle vend trop cher. Et hurler comme ça, quel mauvais genre! »

Les bijoux de quelque prix sont présentés sous des vitrines. Mais le reste est offert en vrac, dans un parti pris général de négligence. Et des choses spectrales, pourtant, trouvent de nouveaux maîtres. On repère aisément, parmi les acheteurs, des artistes, des amateurs occasionnels, des jeunes ménages venus, avec une audacieuse timidité, tenter leur chance à cette espèce de loterie où il est toujours permis d'espérer dénicher le beau meuble, le cadre curieux, le camée inattendu. Mais dans sa majorité, la foule qui se presse à ces poussiéreuses transactions apparaît de même type et de même espèce que l'autre foule, celle des marchands. On doit sûrement venir là s'approvisionner pour je ne sais quelles autres « Puces », satisfaire à une manie de brocante pure, obéir à une frénésie d'échanges sans cesse remis sur les tapis. Il existe une philatélie générale, dilatée bien au delà du commerce des timbres poste et englobant tout ce qui fut fabriqué de main d'homme et oblitéré par les coups du sort. Des gens d'origine, de culture et d'éducation différentes s'entendent, en même temps, sans se connaître, aux Puces, à la barrière de Montreuil et à Bicêtre, sur la valeur d'un casque de dragon avec sa housse bleue de 1914, ou d'une moitié de trottinette, ou d'un faux nez de carnaval, à deux sous près.

Et tout se vend. Au prix de longues attentes, l'offre et la demande finissent toujours par s'équilibrer.





Il semble que n'importe quel objet, au fur et à mesure qu'il perd, par l'usure et le vieillissement, ses qualités natives, acquière, inversement, insidieusement, d'autres valeurs, celles de sa tristesse et de sa vétusté. Ainsi, lorsque, dans un sens, il dégringola jusqu'à n'être plus rien, plus rien d'entier, plus rien d'utile, il a, sans qu'on ait pu surprendre les échelons et les modalités de cette renommée compensatrice, atteint, du même coup, un certain degré de dignité obscure. En tant que stylo, par exemple, un stylo fendu en deux dans le sens de sa longueur ne compte plus. Mais en tant que stylo qui ne compte plus, il trouve preneur à deux francs. Il est devenu un être nouveau.

Et les grandes caisses à ordures, installées dans les Puces, aux carrefours de terre piétinée, sont, toute la journée, fouillées jusqu'au dernier brin de ficelle par de bonnes gens qui ne tolèrent pas que la plus humble, la plus fatiguée des œuvres humaines, puisse prétendre avoir fait son temps et rêvé d'échapper au cercle des vicissitudes.

Une seconde partie est parue le 28 octobre 1938 
Tous les articles de cette série ont été réédités en 1999 dans un recueil maintenant épuisé... qu'on peut trouver aux Puces.


 



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