Puces de Saint-Ouen. Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis |
Où, devant un bric à brac d'objets misérables et dépareillés, deux auteurs trouvent matière à philosopher
M'y revoici
donc. Depuis 1920, j'ai fait à ces lieux pas mal de visites. Je les
sens, plus que je ne les connais. Aucun effort pour y demeurer. Cette
odeur de graisse, de moules, de friture, de vin ; ces mauvais
parfums, ces airs de phono, ces airs de phonos, grinçants,
crispants ; ces appels, ces disputes, ces cris, ces voix
étrangères ; la rumeur des voitures, celle des tramways. (…)
Je ne sens plus autant que dans mon enfance, chez les promeneurs, le
goût de la flânerie.
Ce marché, il change. Autrefois, il me
semble, on y venait moins avec le désir d'acheter ou de marchander,
que de rire ou de boire un coup. On est là, poussé par les besoins
et les tracas de la vie. (…) Cette foule, elle vient des impasses
de Clignancourt, des rue de Saint-Ouen, et travaille dans les usines
de la Plaine-Saint-Denis. Si elle est présente ici, ce n'est pas que
pour le plaisir ; mais pour se vêtir au meilleur prix, se
chausser, s'acheter une « liquette », ou des meubles pour
se mettre en ménage. Et pour beaucoup, de tels achats sont
impossibles. Il y a des boutiques cossues, faites de carreaux de
plâtre, voire de briques ; et d'autres, de planches ; et
d'autres, dont l'installation consiste en une simple bâche, ou un
étalage sur le trottoir. On y voit de vieux godillots, des hardes,
des valises défoncées ; c'est tout un cimetière.
Ici, tout vient finir. Cette
association de brocanteurs est celle d'une bande de fossoyeurs. Le
cimetière des hommes est proche. Voici celui des objets, des
meubles, de tous nos biens. Se peut-il qu'on désire posséder quoi
que ce soit ? Et rien d'autre, sur cette terre, que soi-même ?
Tout se flétrit et meurt : les femmes, les amours, et les biens
qui aident à oublier l'amour. Je sens bien monter cette odeur de
pourriture. Sans trop de tristesse. Par résignation, par habitude.
Encore une étape, et toute cette brocante ne sera que poussières et
cendres. Je rêve d'une nettoyage qui purifiera ces lieux. Nous n'en
sommes pas là, certes. Que d'intérêts, de passions ! Chacun a
les siennes, les misérables comme leurs maîtres.
(...) Maintenant, un monde de vendeurs
nouveaux est apparu. Ah, ce marché, c'est un peu une plage sur
laquelle viennent mourir les vagues de cet Océan qu'est Paris. (…)
Épaves, épaves. Je n'en veux posséder
aucune, mais comment ne pas être attiré ? Quels
secrets enferment-elles ? Vestiges d'amour, de jeunesse, de
bonheur. Objets caressés, qui ne sont plus qu'ordures. Ainsi de
nous-mêmes. J'ai pour eux une sorte de tendresse. Une fois encore en
présence de notre destin d'hommes. Car, ici on ne trouve que les
hommes. La nature les a chassés de ces lieux ; le ciel
lui-même, les fumées des usines l'empoisonnent. Donc, on ne voit
plus que les signes de notre puissance ; notre création ;
mais on voit ce qu'elle vaut. Notre éternité, les signes de notre
passage. Eh bien, ça ne fait pas long feu ! Encore une fois, la
vie marquée par la mort.
Journal intime, 4 juin 1932. Eugène
Dabit
Une version retravaillée de ce texte figure dans le recueil Ville Lumière, Le Dilettante, 1990
Puces de Saint-Ouen |
LE MARCHÉ AUX PUCES. JARDIN DES
OCCASIONS. IMAGE DU CHAOS
Clignancourt... Clignancourt,
autrefois, c'était une seigneurie qui dépendait de l'abbaye de
Saint Denis. C'est, aujourd'hui, un vaste quartier et une porte une
des portes de Paris.
Malgré ses apparences épiques, et
bien qu'il désigne l’un des nœuds les plus typiques du trafic sur
les boulevards militaires, ce sonore nom de trois syllabes ne
concerne aucun maréchal de l'Empire. Clignancourt désigne le seuil,
l'accès du marché aux Puces.
Qu'est ce que le marché aux
Puces? Y vend-on des puces pour les laboratoires? Ou, pour les
forains, de fidèles puces dressées à traîner des carrosses
microscopiques? Jamais de la vie... Les « puces », à Saint Ouen,
au vaste débouché de la porte de Clignancourt, désignent une
foire, une caravane arrêtée, une espèce de ville, un monde. Tous
les habitants de Paris connaissent les « puces » je veux dire
le marché aux Puces - mais tous - crainte, peut être,
des puces - n'y sont pas allés. Et ceux qui y furent
évitèrent, sans doute, de pousser leur exploration jusqu'aux
ultimes recoins de cette jungle qui rassemble les contrastes les plus
vifs, les couleurs à la fois les plus riches et les plus
déshéritées, de savoureuses indications humaines et d'étranges
formes de misère et d'orgueil.
La visite du marché aux Puces, tout
comme celle d'une cité de quelque importance, ne saurait s'accomplir
en un clin d'œil. On aurait tort de s'imaginer qu'il ne s'agit que
d'une ou deux rues à parcourir, de quelques étalages à enregistrer
du regard. Le marché aux Puces est multiforme, élastique, sans
limites précises. Quand on pense en avoir vu la force et fait le
tour, il surgit, de nouveau, à l'improviste, au coin d'une rue, sous
la forme d'un bachibouzouk replet qui porte les longues moustaches de
Tarass Boulba, telles que le cinéma les a popularisées, et qui
règne sur une douzaine d'objets logiquement invendables, disposés,
par ses soins, sur le trottoir... Une brosse à dents cassée,
chauve, une boîte de « gitanes » vide, un fragment de verre de
montre, tout un lot composé de quatre épingles à cheveux, d'un
sept de trèfle déchiré et de deux clous, un crayon rongé et un
petit sou. Oui, un petit sou en nickel, d'un modèle courant. À quoi
un petit sou peut il servir ? Et conformément à quel tarif, au
pays des occasions, peut on taxer un petit sou ? Mystère
absolument inouï.
Essayons de prendre par un bout cet
univers bizarre. Attaquons les Puces par Clignancourt, au pied de
l'autobus, à l'issue du métro. En nous efforçant ainsi à
quelque méthode, peut être pourrons nous assister à
l'ensemble du spectacle.
L'avenue de la Porte de Clignancourt
-- les noms les plus longs de la topographie parisienne
appartiennent aux voies les plus brèves -- résonne de disques
américains.
On trouve, par là, des bazars, des
confiseries, des magasins de vêtements neufs, des librairies, maints
négoces normaux et usuels, au rez de chaussée des
immeubles ou solidement établis dans des baraquements juxtaposés.
Cependant, déjà, çà et là, un marchand de beignets « comme à
Grodno », ou de sandwiches à la carpe grasse, donne un premier ton
d'exotisme.
Vers le clocher de Saint Ouen, en
pleine banlieue bâtie, se prolonge, au loin, le brouhaha commercial
de cette porte. Mais, si nous ne nous décidons pas à entrer dans le
vif des Puces proprement dites, nous n'aurons guère admiré que
de confortables régiments de gabardines et des appareils ménagers.
Prenons à droite, donc, tout de suite derrière la caserne de la
Coloniale.
J'avais vu cette zone de Clignancourt
par un après midi d'automne, toute livrée à de grands molosses
jaunes. Au delà du boulodrome, cette rue qui n'a pas de nom,
rue de village kurde ou de campement cosaque, n'engageait guère le
promeneur. Mais, samedi dernier, chacune des isbas de bois vermoulu
qui la délimitent face au mur de la caserne avait rabattu sa
pitoyable façade de bois, exhibait une collection de pardessus,
complets, imperméables, capotes rafistolées de l'armée anglaise.
Ces pelures, qui se succèdent par centaines et par centaines,
ont, d'ailleurs, bonne mine. Pelures modestes, mais d'une réalité,
d'une solidité manifestes. Les marchands attendent en lisant quelque
journal hébraïque. Ils n'interpellent personne. Aux Puces, nulle
part on ne racole, ou à peine.
Quelques unes de ces installations
paraissent assez importantes, avec un commis puisé dans le cousinage
local, pour procéder aux essayages, un centimètre autour du cou.
Des restaurants polonais, dont l'un est consacré au père Adam, un
autre à la petite mère Tanika, interrompent parfois le défilé de
cette armée de pendus, de vêtements pendus. Entre les baraques, on
entrevoit des cours secrètes, complexes, avec des roulottes
échouées.
Les complets et les pardessus cessent
en arrivant à une certaine rue transversale, qui nous introduit à
l'épaisseur de la zone, république à la fois lépreuse et
bocagère, multitude des maisonnettes posées sur le sol comme de
petites caisses, parmi les fleurs et les vieux métaux. Un coq
chante. De rauques jeunes filles vont à la fontaine. Un costaud d'un
mètre quatre vingt dix passe. Une cabane héberge un
phonographe si colossal que le pavillon, par une fenêtre spéciale,
s'épanouit à l'extérieur. Un vieillard, tout seul dans un noir
sentier, tient devant lui, à bout de bras, une cuvette. Va-t-il
vomir? Non. Ce qu'il attend, c'est vous - c'est le client. Une
belle cuvette qui n'a que trois fêlures : dix huit sous.
Repassons devant les pardessus,
atteignons le boulodrome. Là, s'amorcent obliquement deux ou trois
rues de terre et de bois la « cité des occasions »
la vraie « foire aux Puces ». Chacune d'elles, dans un pullulement
de bacilles volants, étale, sur plusieurs centaines de mètres, un
bric à brac phénoménal. Côte à côte, des échoppes,
habitables ou tout au moins habitées, avec un poêle et un grabat,
dégorgent devant elles une écume de saletés diverses et
négociables. Par ci, par là, d'ailleurs, se déversent
d'aimables pièces, bagues, tables de marqueterie, une belle
coupe en cristal, une ferrure étrange mais noyée dans une
effarante et papillotante nébuleuse de vieux souliers, de pots
ébréchés, de têtes de cire, de potiches 1900, de peluches
eczémateuses, de réveils qui ne marchent pas ou qui marchent (le
marchand dit loyalement ce qu'il en est), de paquets de vieilles
cartes postales, de photos anonymes, de peintures d'un mauvais goût
terrifiant, de brevets de croix de guerre, de gants d'escrimeurs, de
loutres empaillées, de chapeaux démodés depuis trente ans, de dix
mille, vingt mille, cinquante mille objets qui ont perdu un manche,
une roue et même leur figure. Objets à moitié dévorés. Des chocs
les ont suppliciés, amputés, scalpés. Des circonstances
défavorables les humilièrent, leur enlevèrent leur personnalité
initiale, leur conférèrent, en retour, une âme baroque.
Ce sont des femmes en général, qui
vendent, fort peu empressées à crier leur marchandise. Elles
déjeunent sur le pouce, longuement. Une petite vieille, nommée la
Saralé qui vante une collection de bocaux à cinquante centimes
pièce, excite la discrète indignation de ses collègues : « Elle
vend trop cher. Et hurler comme ça, quel mauvais genre! »
Les bijoux de quelque prix sont
présentés sous des vitrines. Mais le reste est offert en vrac, dans
un parti pris général de négligence. Et des choses spectrales,
pourtant, trouvent de nouveaux maîtres. On repère aisément, parmi
les acheteurs, des artistes, des amateurs occasionnels, des jeunes
ménages venus, avec une audacieuse timidité, tenter leur chance à
cette espèce de loterie où il est toujours permis d'espérer
dénicher le beau meuble, le cadre curieux, le camée inattendu.
Mais dans sa majorité, la foule qui se presse à ces poussiéreuses
transactions apparaît de même type et de même espèce que l'autre
foule, celle des marchands. On doit sûrement venir là
s'approvisionner pour je ne sais quelles autres « Puces »,
satisfaire à une manie de brocante pure, obéir à une frénésie
d'échanges sans cesse remis sur les tapis. Il existe une philatélie
générale, dilatée bien au delà du commerce des timbres poste
et englobant tout ce qui fut fabriqué de main d'homme et oblitéré
par les coups du sort. Des gens d'origine, de culture et d'éducation
différentes s'entendent, en même temps, sans se connaître, aux
Puces, à la barrière de Montreuil et à Bicêtre, sur la valeur
d'un casque de dragon avec sa housse bleue de 1914, ou d'une moitié
de trottinette, ou d'un faux nez de carnaval, à deux sous près.
Et tout se vend. Au prix de longues
attentes, l'offre et la demande finissent toujours par s'équilibrer.
Il semble que n'importe quel objet, au
fur et à mesure qu'il perd, par l'usure et le vieillissement, ses
qualités natives, acquière, inversement, insidieusement, d'autres
valeurs, celles de sa tristesse et de sa vétusté. Ainsi, lorsque,
dans un sens, il dégringola jusqu'à n'être plus rien, plus rien
d'entier, plus rien d'utile, il a, sans qu'on ait pu surprendre les
échelons et les modalités de cette renommée compensatrice,
atteint, du même coup, un certain degré de dignité obscure. En
tant que stylo, par exemple, un stylo fendu en deux dans le sens de
sa longueur ne compte plus. Mais en tant que stylo qui ne compte
plus, il trouve preneur à deux francs. Il est devenu un être
nouveau.
Et les grandes caisses à ordures,
installées dans les Puces, aux carrefours de terre piétinée,
sont, toute la journée, fouillées jusqu'au dernier brin de ficelle
par de bonnes gens qui ne tolèrent pas que la plus humble, la plus
fatiguée des œuvres humaines, puisse prétendre avoir fait son
temps et rêvé d'échapper au cercle des vicissitudes.
Jacques Audiberti Le Petit Parisien, 25 octobre 1938
Une seconde partie est parue le 28 octobre 1938
Tous les articles de cette série ont été réédités en 1999 dans un recueil maintenant épuisé... qu'on peut trouver aux Puces.
Tous les articles de cette série ont été réédités en 1999 dans un recueil maintenant épuisé... qu'on peut trouver aux Puces.
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