Monument à Louis Ratisbonne (détail). Sculpteur : Émile Soldi. Jardin du Luxembourg, VIe ardt. |
Où Louis Ratisbonne, Leconte de Lisle et Anatole France révèlent leur face courtelinesque et où Louis Ratisbonne signe "Trim"
LES POÈTES ASSIS
par Claude-Louis
Au temps jadis, et, jadis n'implique pas ici un passé très reculé, les bibliothèques publiques constituaient pour les littérateurs autant de fiefs et d'apanages dont personne n'eût osé leur disputer la possession. Le Gouvernement les leur octroyait en vertu de ce principe que ceux qui font les livres sont le mieux qualifiés pour les conserver. Cette idée, comme beaucoup des idées de l'Etat, est dépourvue de psychologie. Car la plus élémentaire induction amène à découvrir les conséquences logiques de ce faux principe : désordre et anarchie. L'homme de lettres ne connaît et n'apprécie que les livres qu'il a composés ; et, grouper dans les cadres d'une administration plusieurs hommes de lettres, dont chacun s'estime supérieur aux autres, équivaut à réaliser, avec des éléments inoffensifs, un mélange explosif dangereux. A cette heureuse époque, la bibliothèque du Luxembourg fut le plus beau fief de l'aristocratie littéraire. Une élite de poètes y avait élu domicile. Sous l'admirable coupole où le pinceau de Delacroix a déroulé la théorie des hommes illustres de l'antiquité, devisant dans les champs fleuris de l'Elysée, ils tenaient, eux aussi, leur cénacle. L'occulte influence qui émane des choses inclinait leurs pensées vers cette autre coupole de l'Institut où deux d'entre eux devaient siéger.
Régentés par Charles-Edmond, le romancier à la barbe de burgrave, Anatole France, Leconte de Lisle, Ratisbonne, Lacaussade évoluaient dans la belle galerie calme, dont les larges baies ouvrent sur des jardins délicieux, au milieu des livres innombrables qui enferment, sous leurs reliures éclatantes ou discrètes, les secrets du passé, les bouillonnements du présent, les germes de l'avénir. Mais ils ne gardaient pas, dans leurs relations journalières, la sérénité élyséenne des personnages de Delacroix. (...) Car, ils étaient vivants et les poètes vivants sont irritables. Ils étaient aussi fonctionnaires et leur rang dans la hiérarchie administrative ne pouvait guère susciter entre eux que ces mille petits froissements d'amour-propre, auxquels les littérateurs sont particulièrement sensibles. Lacaussade et Ratisbonne avaient le titre de bibliothécaires, Leconte de Lisle celui de sous.bibliothécaire, et Anatole France celui, plus inférieur encore, de commis-surveillant. C'est à peu près le rang inverse qu'ils occupent dans la hiérarchie littéraire de là, une source intarissable de conflits.
Il n'est point sans intérêt d'étudier l'aspect « rond de cuir chez des hommes dont les œuvres ont influé, plus ou moins, sur l'évolution de notre littérature ; et cette étude, sans prétention dogmatique, montrera peut-être, par surcroit, pourquoi les littérateurs ont été, peu à peu, éliminés des bibliothèques ; exclusion dont ils se montrent, bien à tort, inconsolables.
(...)
par Claude-Louis
Au temps jadis, et, jadis n'implique pas ici un passé très reculé, les bibliothèques publiques constituaient pour les littérateurs autant de fiefs et d'apanages dont personne n'eût osé leur disputer la possession. Le Gouvernement les leur octroyait en vertu de ce principe que ceux qui font les livres sont le mieux qualifiés pour les conserver. Cette idée, comme beaucoup des idées de l'Etat, est dépourvue de psychologie. Car la plus élémentaire induction amène à découvrir les conséquences logiques de ce faux principe : désordre et anarchie. L'homme de lettres ne connaît et n'apprécie que les livres qu'il a composés ; et, grouper dans les cadres d'une administration plusieurs hommes de lettres, dont chacun s'estime supérieur aux autres, équivaut à réaliser, avec des éléments inoffensifs, un mélange explosif dangereux. A cette heureuse époque, la bibliothèque du Luxembourg fut le plus beau fief de l'aristocratie littéraire. Une élite de poètes y avait élu domicile. Sous l'admirable coupole où le pinceau de Delacroix a déroulé la théorie des hommes illustres de l'antiquité, devisant dans les champs fleuris de l'Elysée, ils tenaient, eux aussi, leur cénacle. L'occulte influence qui émane des choses inclinait leurs pensées vers cette autre coupole de l'Institut où deux d'entre eux devaient siéger.
Régentés par Charles-Edmond, le romancier à la barbe de burgrave, Anatole France, Leconte de Lisle, Ratisbonne, Lacaussade évoluaient dans la belle galerie calme, dont les larges baies ouvrent sur des jardins délicieux, au milieu des livres innombrables qui enferment, sous leurs reliures éclatantes ou discrètes, les secrets du passé, les bouillonnements du présent, les germes de l'avénir. Mais ils ne gardaient pas, dans leurs relations journalières, la sérénité élyséenne des personnages de Delacroix. (...) Car, ils étaient vivants et les poètes vivants sont irritables. Ils étaient aussi fonctionnaires et leur rang dans la hiérarchie administrative ne pouvait guère susciter entre eux que ces mille petits froissements d'amour-propre, auxquels les littérateurs sont particulièrement sensibles. Lacaussade et Ratisbonne avaient le titre de bibliothécaires, Leconte de Lisle celui de sous.bibliothécaire, et Anatole France celui, plus inférieur encore, de commis-surveillant. C'est à peu près le rang inverse qu'ils occupent dans la hiérarchie littéraire de là, une source intarissable de conflits.
Il n'est point sans intérêt d'étudier l'aspect « rond de cuir chez des hommes dont les œuvres ont influé, plus ou moins, sur l'évolution de notre littérature ; et cette étude, sans prétention dogmatique, montrera peut-être, par surcroit, pourquoi les littérateurs ont été, peu à peu, éliminés des bibliothèques ; exclusion dont ils se montrent, bien à tort, inconsolables.
(...)
93 bld Poniatowski, XIIe ardt, 1913 |
Pour en finir avec cette personnalité éminemment originale [Lacaussade], et à qui cette originalité même attira des mystifications, dont la presse n'a relaté qu'une infime partie, il convient de mentionner que Lacaussade avait imaginé et s'était attribué le Service extérieur de la bibliothèque. Cette trouvaille géniale lui permettait de s'absenter chaque fois qu'il le désirait. Mais en fonctionnaire méticuleux qu'il voulait paraitre, il avait soin dans ces occasions fréquentes, d'étaler sur son bureau une feuille de papier ministre, portant cette mention stéréotypée « M. Auguste Lacaussade est aux Beaux-Arts, pour le service de la bibliothèque. Ne pas l'attendre ; il ne reviendra pas. » Inversement, lorsqu'il éprouvait le besoin de se décerner à lui-même un brevet d'assiduité, il passait à la bibliothèque vers onze heures et demie (heure à laquelle il n'y avait personne) et laissait, à l'adresse du chef, une fiche portant cette autre formule invariable « Il est onze heures et demie. Je vais déjeuner ; il ne s'est rien passé d'insolite à la bibliothèque »
Ratisbonne fut nommé bibliothécaire du Luxembourg grâce à la protection de M. Thiers, dont il avait soutenu la politique dans les réunions électorales. Il était très fier de ce patronage et déclarait
que son poste lui avait été concédé « à titre de récompense nationale ». Aigre et criard, il tenait les gens à distance et, fort grincheux, il avait constamment quelque revendication à formuler. La plus extraordinaire fut une requête à l'administration, dans le but d'obtenir une corde à noeuds. Il y exposait, avec les arguments les plus forts, que le Palais était voué fatalement à l'incendie et qu'on lui devait bien ce moyen de sauvetage individuel. Placé sur le même plan hiérarchique que Lacaussade, il entretenait avec lui les rapports les moins cordiaux. Après un duel mémorable où ils se cassèrent sur le dos leurs parapluies respectifs, ils s'étaient mis sur le pied d'une sorte de neutralité armée. « Ce n'est pas un méchant homme que Ratisbonne disait Lacaussade mais c'est un. sot ». Et il le respectait. Ratisbonne chansonnait son adversaire, tout en le redoutant.
TRIOLETS SUR UN PAUVRE HOMME
C'était un homme malheureux
Ce pauvre Monsieur Lacaussade
L'aspect d'un vilain ténébreux
C'était un homme malheureux
Il faisait des vers soporeux
Et mettait ses pleurs en salade.
C'était un homme malheureux
Ce pauvre Monsieur Lacaussade
Tout petit, il était affreux,
Laid de profil, mal de façade,
Avec un teint cadavéreux.
Tout petit il était affreux.
Déjà, n'étant pas vigoureux,
Les vers l'avaient rendu malade.
Tout petit, il était affreux,
Laid de profil, mal de façade.
(…)
Monument à Louis Ratisbonne. Sculpteur : Émile Soldi. Jardin du Luxembourg, VIe ardt. |
Son unique travail de bibliothécaire consistait dans l'inscription des livres au registre d'entrée. Encore estimait-il cette occupation indigne de lui et écrasante « Ne pouvait-on se dispenser d'acheter tant de volumes, qui ne servaient à rien ? »
Ce poète, qui chanta surtout les enfants, eut la prétention de la la persistante jeunesse. A soixante-dix ans il répondait, presque fâché, à ce compliment
« Comme vous êtes resté jeune de coeur »
« Mais de corps aussi, croyez-le bien »
Hélas la vieillesse vint. Elle vint, lente, ravageant son visage, y creusant des rides profondes. Il reparut encore à la bibliothèque, par habitude, parce qu'il éprouvait aussi une sorte de joie à se retrouver au milieu des livres familiers, dans le cadre luxueux et sobre de la maison. L'hiver passe ; les premiers rayons du soleil glissent par les fenêtres, de petits cris d'oiseaux montent dans l'air. Là-bas, autour du bassin, Louis Ratisbonne se promène lentement. Une longue pelisse flotte autour de son corps amaigri un feutre à larges bords s'abat sur son visage il marche à petits pas, cassé par la fatigue. Puis il monte à la Bibliothèque ; sa barbe, partagée en deux pointes, tombe sur sa poitrine, ses cheveux gris, presque blancs, mélangés encore de nombreux fils noirs, se dressent sur son front bombé, semblables à des vipères et, sous d'épais sourcils, luisent ses yeux perçants, alanguis et élargis par la maladie. Cette apparition pittoresque avait quelque chose de spectral. Parfois, sous la coupole de Delacroix, l'ami et le secrétaire de de Vigny, s'arrête à feuilleter quelques revues; sa tête s'affaisse sur sa poitrine, ses bras demeurent ballants il s'endort. Autour de lui on fait le silence et ceux-là même que son intransigeance avait le plus blessés respectent ce repos qui évoque tragiquement l'image de la mort.
(…)
Leconte de Lisle dut sa place de sous-bibliothécaire à François Coppée qui, avec cette délicatesse de cœur qu'on lui connaît, la lui céda en 1871, pour occuper celle de bibliothécaire de la Comédie-Française, infiniment moins rétribuée.
Enfermé dans une dignité hautaine qui lui seyait, le grand parnassien n'épargnait à personne l'ironie mordante de ses propos. Jean Quiroul (on dit que M. Ranc se cacha sous ce pseudonyme) a écrit fort exactement (1) « Leconte de Lisle professait pour les pensionnaires du Luxembourg un dédain véritable il avait pitié de ces hommes qui rampaient dans la politique, quand lui planait dans les sereines hauteurs. Il ne fallait pas s'aviser de demander au chantre des Poèmes barbares la date d'une loi ou une indication de catalogue. De son œil de verre, braqué sur la chétive et sénatoriale personne, il anéantissait le quémandeur ). Aussi, se gardait-on de lui rien demander. Il avait commencé un répertoire des documents anglais et ne l'acheva jamais, rebuté par une tâche inutile. « Sauf John Lemoine et Schœchler disait-il il n'y a personne ici, qui soit capable de déchiffrer une langue étrangère ».
Il sortait parfois de sa tour d'ivoire pour se livrer à de véritables gamineries, aux dépens de Lacaussade qu'il avait surnommé Coco ou Zanzibar et qu'il dota d'une généalogie simiesque. Voici, dans ce goût, un sonnet qu'il composa sur des bouts rimés donnés par Ratisbonne
ZANZIBAR
Dans un désert d'Afrique, au milieu d'une flaque,
Deux makis accouplés ayant fait leur sommier,
Zanzibar en naquit, d'un noir teinté de laque,
Et, sitôt né, grimpa le long d'un grand palmier.
Plus tard, maigre, étriqué sous un habit qui plaque,
Il roucoula des vers, en singeant le ramier ;
Mais il ne recueillit pour bravos qu'une claque,
Qui le fit remonter à l'arbre coutumier.
Quand donc le mettra-t-on dans la noire cellule,
Où le ver blanc, moins laid qu'un vers de lui, pullule ?
Quand y séchera-t-il ainsi qu'un vieux citron ?
Qu'il ait pu voir le jour, c'est l'éternel reproche
Que l'on doit adresser au céleste mitron,
Qui, sans rien mettre au four, a fait cette brioche.
[Lacaussade, Réunionnais comme Leconte
de Lisle, était « quarteron », fils d'un blanc et d'une
métisse]
Ou bien, il discutait passionnément avec quelques rares élus, Berthelot, Albert Sorel, Adrien Hébrard, André Lavertujon, Schoelcher, Eugène Pelletan, John Lemoine, Scherer, les questions de critique littéraire les plus brûlantes et des problèmes de métaphysique transcendentale. L'humble cabinet de Charles Edmond, où se tenaient ces conciliabules, s'emplissait alors de rumeurs formidables, retentissait d'éclats de rire homériques et les sénateurs, effarés, fuyaient leur Bibliothèque où le recueillement et le travail devenaient impossibles.
(...)
Il était, à vrai dire, douillet à l'excès, très impressionnable aux menus accidents de la vie privée et peu soucieux de connaître « la paix impassible des morts ». Lorsque les anarchistes firent sauter le restaurant Foyot, endommageant le pauvre Tailhade, qui avait pourtant admiré leur « beau geste », Leconte de Lisle continua à promener paisiblement dans le Luxembourg son caniche noir, gras, luisant et pomponné. Le trouble des temps n'affectait point son olympienne sérénité. Un billet anonyme l'arracha brusquement à sa quiétude. On lui disait impertinemment et sans orthographe « Mon vieux, tu peux faire ton testament. Les compagnons ont l'œil sur toi. Ça t'apprendra à engraisser des roquets et à boire à l'Académie la sueur du peuple » Il transmit, d'urgence, au préfet de police cette effrayante menace, qu'il attribuait à quelques décadents, furieux des épigrammes dont il les avait lardés et il se tint confiné dans son appartement du boulevard Saint-Michel, gardé par deux agents. L'ordre rétabli, il reprit le chemin de la Bibliothèque, mais il se remit lentement de cette, forte secousse. Leconte de Lisle était peu aimé. Sa réserve glaciale et sa causticité lui avaient aliéné les sympathies. Sous cette froideur, il cachait pourtant un coeur sensible et sous cette réserve, il voilait jalousement une extrême timidité, Son amertume était faite des désillusions et des rancœurs d'une vie qu'il sut maintenir très digne, à force d'orgueil héroïque.
Dans un de ces accès de gaîté enfantine, qui tranchent si étrangement sur l'attitude qu'il s'était imposée, ce bibliothécaire de la vieille roche inventa un moyen ingénieux d'écarter le lecteur auquel il appliquait volontiers le précepte d'Horace :
Ou bien, il discutait passionnément avec quelques rares élus, Berthelot, Albert Sorel, Adrien Hébrard, André Lavertujon, Schoelcher, Eugène Pelletan, John Lemoine, Scherer, les questions de critique littéraire les plus brûlantes et des problèmes de métaphysique transcendentale. L'humble cabinet de Charles Edmond, où se tenaient ces conciliabules, s'emplissait alors de rumeurs formidables, retentissait d'éclats de rire homériques et les sénateurs, effarés, fuyaient leur Bibliothèque où le recueillement et le travail devenaient impossibles.
(...)
Il était, à vrai dire, douillet à l'excès, très impressionnable aux menus accidents de la vie privée et peu soucieux de connaître « la paix impassible des morts ». Lorsque les anarchistes firent sauter le restaurant Foyot, endommageant le pauvre Tailhade, qui avait pourtant admiré leur « beau geste », Leconte de Lisle continua à promener paisiblement dans le Luxembourg son caniche noir, gras, luisant et pomponné. Le trouble des temps n'affectait point son olympienne sérénité. Un billet anonyme l'arracha brusquement à sa quiétude. On lui disait impertinemment et sans orthographe « Mon vieux, tu peux faire ton testament. Les compagnons ont l'œil sur toi. Ça t'apprendra à engraisser des roquets et à boire à l'Académie la sueur du peuple » Il transmit, d'urgence, au préfet de police cette effrayante menace, qu'il attribuait à quelques décadents, furieux des épigrammes dont il les avait lardés et il se tint confiné dans son appartement du boulevard Saint-Michel, gardé par deux agents. L'ordre rétabli, il reprit le chemin de la Bibliothèque, mais il se remit lentement de cette, forte secousse. Leconte de Lisle était peu aimé. Sa réserve glaciale et sa causticité lui avaient aliéné les sympathies. Sous cette froideur, il cachait pourtant un coeur sensible et sous cette réserve, il voilait jalousement une extrême timidité, Son amertume était faite des désillusions et des rancœurs d'une vie qu'il sut maintenir très digne, à force d'orgueil héroïque.
Dans un de ces accès de gaîté enfantine, qui tranchent si étrangement sur l'attitude qu'il s'était imposée, ce bibliothécaire de la vieille roche inventa un moyen ingénieux d'écarter le lecteur auquel il appliquait volontiers le précepte d'Horace :
Odi profanum vulgus et arceo
De 1870 à 1876, la Bibliothèque du Luxembourg fut publique. Pour y accéder, on doit passer par une porte ouvrant sur un couloir circulaire où donnent cinq ou six autres portes. Leconte de Lisle fit coller des flèches en papier avec l'indication Bibliothèque, tout autour de ce couloir. En sorte que les malheureux lecteurs, qui se guidaient sur ces flèches fallacieuses, tournaient perpétuellement dans la demi-obscurité du couloir sans jamais rencontrer l'entrée cherchée que rien ne distinguait des autres. Et ils partaient découragés, sans nul désir de renouveler l'expérience.
"L'éducation maternelle", d'Eugène Delaplache, 1875. Square Samuel Rousseau, VIIe ardt. |
Anatole France travaillait chez Lemerre, préparant les bonnes éditions des œuvres de Racine et de Molière, des Fables de La Fontaine, du Diable Boiteux de Lesage, de Paul et Virginie, de Daphnis et Chloé, etc., qui ont contribué largement à la réputation de cet éditeur et les enrichissant de notices où se révélaient déjà son acuité de psychologue et son génie d'écrivain. Lemerre n'avait point pour principe de s'attacher les littérateurs par des chaînes de diamants. Leconte de Lisle et Lacaussade tirèrent France de son officine, où il végétait, et le transplantèrent au Luxembourg. Outre ses appointements, il fut bientôt pourvu d'un appartement et gratifié d'une provision annuelle de six stères de bois, six cents kilos de charbon de terre et dix-huit kilos d'huile. Malheureusement, Lacaussade avait des propensions tyranniques contre lesquelles devait se révolter l'esprit, si naturellement indépendant, de son protégé; il se montrait, par surcroît, pénétré de la maxime qu'un bienfait n'est jamais perdu et, par suite, trop pressé de recueillir des témoignages précis de reconnaissance. L'immense érudition de France, son amour des livres, la douceur de son commerce en eussent fait un bibliothécaire idéal, si le milieu s'y fût prêté. Mais il s'aperçut immédiatement que ses collègues entendaient rejeter sur lui toute la besogne effective et le traiter avec condescendance, car, sa naissante réputation ne leur semblait pas balancer leur renommée. France, conscient de son mérite, voulait bien travailler s'ils travaillaient; mais il voulait, avec plus d'énergie encore, ne pas travailler s'ils se reposaient sur leurs lauriers. Cette prétention à une sinécure parut exorbitante aux sinécuristes ; ils l'admirent d'abord plutôt que de renoncer à leurspropres loisirs. D'ailleurs, un vieux brave homme, qu'on appelait le père Burot, expédiait le travail courant. Il vivait, effacé, dans une embrasure de fenêtre, s'écartant modestement des réunions tempêtueuses de ses brillants collègues. Il accomplissait leur tâche et la sienne, peut-être avec la satisfaction intime de se croire indispensable. Il avait une passion unique empiler dans une chambre tous les catalogues de libraires sur lesquels il pouvait mettre la main et rêver de construire avec ces matériaux une œuvre bibliographique colossale qui demeura à l'état de rêve. Sage et prévoyant, dès les débuts de la guerre de 1870, il emplit sans relâche de tranches de pain grillé tous les cartons à brochures de la bibliothèque. Cette provision précieuse fut appréciée par les employés du Luxembourg pendant le siège de Paris. « Burot est la cheville ouvrière de la bibliothèque » clamaient à l'envi Charles Edmond et Lacaussade. Et l'utile, l'humble fonctionnaire se contentait de ce témoignage platonique de satisfaction.
Anatole France aurait pu jouir des avantages qu'il s'était assurés d'emblée si la littérature n'était encore venu tout gâter. Rédigeant au Temps une série de chroniques sur les poètes contemporains, il eut l'inconvenance de n'y point admirer, sans réserve, les oeuvres de Lacaussade et l'audace de n'y insérer qu'une poésie alors que Lacaussade exigeait qu'il en insérât au moins trois. Il n'en fallut pas davantage pour brouiller les deux amis. Puis, vint le tour de Charles Edmond qui se fâcha pour des motifs à peu près analogues. Voilà la discorde au camp d'Agramant Là-dessus, l'indispensable père Burot mourut et les sénateurs longanimes ne tardèrent pas à se plaindre de « la façon défectueuse dont se faisait le service. »
Mis en demeure de prendre enfin leurs fonctions au sérieux, les bibliothécaires, mécontents, s'en rejetèrent l'un sur l'autre les responsabilités. France ne permet pas à Lacaussade de prétendre qu'il se refuse à travailler à sa place, quand il lui rend son propre travail considérablement allégé. Plein d'amertume, Lacaussade insinue « Vous faites, quand cela vous convient, acte de présence à la Bibliothèque, et vous bornez-là un service, qui complètement rempli, est votre seule raison d'être dans l'administration ». In caudâ venenum. Le chef vient à la rescousse, résolu à faire cesser « le parti pris de désoeuvrement salarié », et déclarant qu'il n'a pas besoin d' « employés décoratifs. » Le pauvre France est privé de son appartement, sous le prétexte assez plausible, qu'il ne l'habite pas ; il est dépouillé de ses dix-huit kilos d'huile, de ses six cents kilos de charbon, de ses six stères de bois. Il proteste contre des mesures qu'il considère comme contraires à ses droits les plus légitimes. Il se plaint, avec une respectueuse fermeté, d'être frustré de tout avancement et même de l'augmentation régulière de son traitement. Il espère que l'inimitié qui le sépare personnellement de Charles Edmond sera pour lui une raison de plus de peser ses griefs avec impartialité. Rien n'y fait. L'orage administratif redouble de violence. On exige maintenant un catalogue méthodique. Bien entendu, c'est France qu'on charge de ce gros travail. Agacé, il le prend alors sur le mode ironique nul n'ignore qu'il y est passé maître.
Charmé du choix qu'on a fait de sa personne son grade comme employé ne le désignant en aucune façon pour une semblable tâche il considère cette exception comme la marque, à son égard, d'une confiance toute personnelle qui l'honore. Il ne s'agit de rien moins que de dresser une sorte de sommaire encyclopédique embrassant toutes les connaissances humaines. Or, il est évident que le choix des rubriques sous lesquelles les livres seront placés dans le nouveau catalogue exige un travail préparatoire des plus sérieux. Il serait pitoyable que les nombreux projets de code rural fussent classés les uns à Code, les autres à Rural. Il faut éviter aussi de créer deux rubriques trop similaires comme celles-ci Cimetières (Police des) et Inhumations (Réglements sur les). France propose donc de visiter les grandes bibliothèques afin d'étudier les catalogues méthodiques déjà dressés, d'arrêter ensuite en connaissance de cause, le plan du catalogue de la bibliothèque du Sénat et il réclame un local spécial et les aides nécessaires pour mener à fin la plus grande œuvre de bibliographie pratique qui se puisse concevoir.
L'Administration ne comprend pas l'ironie et n'aime pas les ironistes. Les vieillards auxquels on proposait de méditer sur la valeur comparée des cimetières et des inhumations, goûtèrent peu l'opportunité de cette insinuation. La promenade à travers les Bibliothèques de Paris, de la province et sans doute de l'étranger, leur parut un « moyen dilatoire des plus blâmables.» Anatole France reçut l'ordre formel de griffonner cinq cents fiches par mois (dix-sept par jour !) Il préféra démissionner et il n'eut pas lieu de s'en repentir. Cependant il ne put jamais oublier l'indifférence sereine que Leconte de Lisle lui avait témoignée au cours de cette crise. Il s'en vengea en égratignant quelque peu le poète « pasteur d'éléphants ». Celui-ci était chatouilleux il répliqua durement. Des témoins furent échangés, ne purent s'entendre et ce duel avorté fut baptisé par la presse malicieuse « Le duel aux coupe-papier». (…)
(1) Figaro, du 12 septembre
1899
CLAUDE-LOUIS.
La Nouvelle revue, T. XIV, mai-juin 1902
La Ville de Paris enseigne la lecture aux enfants. École primaire, 103 bis avenue de Choisy, XIIIe ardt. |
Le monument du jardin du Luxembourg rend hommage à Louis Ratisbonne en tant qu'auteur de La comédie enfantine. Il a signé, toujours pour la jeunesse, des ouvrages plus intéressants que ce recueil de poèmes moralisateurs, mais il les a signés du pseudonyme de Trim.
Les oeuvres de la main (1866) vaut beaucoup pour les illustrations à la Toepffer du dessinateur et peintre alsacien Gustave Jundt. (source Gallica / bnf.fr) |
Extrait de Pierre l'ébouriffé, traduction de Der Struwwelpeter avec une adaptation des illustrations originales |
Il a surtout fait connaître en France Der Struwwelpeter de Heinrich Hoffmann, qui était paru en Allemagne en 1845 et dont la première adaptation française n'avait pas connu de succès. On rêve d'une statue de ce personnage à la place du monument qui a servi de prétexte à ce billet.
2006. Vitrine d'une librairie du passage Verdeau, IXe ardt. |
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