Demoiselle ou damoiseau du téléphone, bas relief de Jean et Joël Martel (1896-1956). Central téléphonique des années 1930'. 11 rue d'Édimbourg, VIIIe ardt. |
Où, sous prétexte d'assister aux balbutiements du téléphone en 1876, nous révélons deux nouvelles oeuvres glorifiant les téléphonistes
J'étais installé rue de
la Bourse depuis fort peu de temps, lorsque je reçus la visite d'un
jeune journaliste prodigieusement débrouillard, qui était
accompagné d'un Américain à grosses lunettes d'or, parlant fort
mal le français, lequel avait nom Roosevelt. Tous deux m'invitèrent
à venir voir, dans une boutique située juste en face de chez moi,
un instrument bizarre, que Roosevelt désignait sous le nom de plume
électrique. (Il prononçait « le ploume électric ».) C'était
la plus stupide de toutes les inventions. Elle consistait en une
sorte de petite batterie électrique actionnant une aiguille, prise
dans un tube. On écrivait en tenant le tube comme un porte-plume.
L'aiguille toujours en mouvement piquait d'une série de petits trous
un papier sur lequel, on étendait, au moyen d'un. rouleau de l'encre
d'imprimerie. Grâce à ce dispositif, on pouvait faire un nombre
indéfini de copies. C'est cet objet inepte que le groupe
d'Américains installé rue de la Bourse considérait comme des plus
extraordinaires et destiné à les enrichir.
Ce groupe d'Américains
comportait trois personnages principaux : Roosevelt déjà nommé,
Graham Bell, que les autres avaient l'air de considérer comme un
personnage de médiocre importance, et enfin, un homme actif,
insinuant, toujours en vedette, aimable, empressé, qui n'était ni
grand ni petit, plutôt gras que maigre. Alors que les autres
jargonnaient à peine le français, il le parlait à-peu près bien,
mais avec un accent difficile à définir, ni anglais, ni allemand,
ni français non plus. Il parlait pour eux tous, il était le metteur
en œuvre de toute l'aventure.. Il n'avait pas le sol, et il eût été
très difficile de lui assigner une profession définie. Il se
targuait vaguement du titre de docteur en médecine, mais il ne se
parait jamais de ce titre dans ses relations qui, alors, n'étaient
pas très étendues. Il se contentait de s'appeler, avec une aimable
simplicité, Cornélius Herz.
A côté de la plume
électrique, il y avait trois inventions. Une lampe électrique au
charbon dont l'un des charbons était en forme de tige comme celui
des appareils de démonstration, en usage dans les laboratoires
d'étude, tandis que l'autre, là résidait la nouveauté était en
forme de pion de damier. Un mouvement d'horlogerie l'animait d'un
va-et-vient et la largeur de la surface productrice d'étincelles
multipliait les ressources d'incandescence. Nos inventeurs comptaient
beaucoup sur cette lampe je crois que leurs espoirs ont été déçus.
Tout au moins a-t-elle eu l'avantage de servir de guide aux
ingénieurs qui ont créé les lampes électriques au charbon encore
en usage aujourd'hui. Il y avait bien aussi, dans la boutique où nos
inventeurs exhibaient la plume électrique, un drôle de joujou, une
drôle de mécanique. Au moyen d'un cornet, d'une sorte de porte-voix
retourné, on envoyait des paroles sur un petit appareil posé sur
un cylindre bardé comme un perdreau d'une pâte sur laquelle on
collait une feuille d'étain très mince. Tout en parlant dans le
cylindre, on tournait une petite manivelle qui faisait reculer le
cylindre à mesure qu'on parlait. Puis, cette première manœuvre
étant terminée, on actionnait la manivelle dans le sens opposé, et
la mécanique répétait, avec une voix de polichinelle essoufflé,
ce qu'on venait de dire dans le cornet récepteur. Ces messieurs
comptaient sur cette amusante machine pour l'exploiter sur les champs
de foire. Ils l'avaient, dès le premier jour, appelée phonographe.
Enfin, dans la même
boutique, se trouvait un petit appareil dont ses importateurs
voyaient vaguement l'application pratique. Il se composait d'une
paire de tubes de bois surmontés d'une rondelle qui leur donnait
l'aspect d'une patère de rideaux. Tout un mécanisme spécial s'y
trouvait enfermé, les deux appareils étaient reliés entre eux par
un fil métallique, recouvert de soie. On mettait l'un d'eux devant
sa bouche, et l'autre à l'oreille du voisin, le voisin, alors,
entendait ce qui avait été dit dans l'autre tube.
C'était encore un joujou.
Toutefois ce joujou, présenté à l'Académie des Sciences par
l'illustre Bréguet, avait déjà été pris au sérieux dans le
monde savant. Lorsque l'Académie des Sciences fut appelée à le
voir, il n'en existait que deux exemplaires. C'était le téléphone
de Graham Bell. Elle le reçut avec une curiosité froide et
défiante. Au sortir de la séance, Graham.Bell n'eut rien de mieux à
faire que de le replacer dans la boutique de la rue de la Bourse, où
il fonctionna pour la joie des voisins. A quelques jours de là,
Graham Bell et Roosevelt, flanqués de l'inévitable Cornelius Herz,
tout joyeux, me racontaient le succès d'une première expérience
qu'ils venaient d'exécuter entre une maison de la rue Vivienne, et
une maison de la place de la Bourse située à une centaine de mètres
de celle-ci. C'est là que fut donné le premier coup de téléphone
qui ait retenti en France, et peut-être même en Europe.
Cornélius Herz se démena,
intrigua jusqu'à ce qu'il eût abordé le ministre compétent, et
obtenu de lui l'autorisation de se servir des lignes télégraphiques
pour faire un essai de conversation entre Versailles et Paris.
L'expérience réussit, on causa entre le palais de Versailles, et le
cabinet du Ministre. Le lendemain, l'invention. du téléphone était
lancée.
Il ne restait plus qu'à
la vulgariser pour arriver à l'exploiter. C'était là une grosse
affaire.
Cornelius Herz s'y
employa, avec intelligence et ténacité. Il ne se faisait point
faute de chercher, partout où il le pouvait, les gens qui
consentiraient à s'abonner au téléphone, même en payant très bon
marché. Il n'en trouvait guère.
Le phonographe réussit
beaucoup plus facilement que le téléphone. Le jeune journaliste qui
marchait de pair avec la troupe d'Américains, eut l'idée ingénieuse
d'organiser des auditions du phonographe dans une salle du boulevard
des Capucines,ordinairement consacrée à des conférences. La
première représentation du phonographe est restée pour lui et pour
moi quelque chose de mémorable. La stupéfaction des invités, en
entendant cette mécanique, qui parlait toute seule, fut bien l'une
des impressions les plus bouffonnes que jamais des hommes aient
ressenties.
Un employé spécial
faisait un boniment qu'il commençait chaque fois en ces termes
« Monsieur le
phonographe, parlez-vous français ? » L'appareil ripostait en
nasillant Oui,monsieur. Oui, oh! alors c'est très bien! » Nos
auditeurs se tordirent de rire, mais leur gaîté devint délirante
lorsqu'on eut placé des chanteurs de l'Opéra devant l'appareil et
quand la mécanique proclama, sur l'air de Guillaume Tell, et avec
des accents de baryton traduits par Polichinelle
A mon pays je dois la vie,
A mon pays je dois la vie,
Il me devra la liberté
Le tout se terminait par
un couac et par un bruit de friture spécial et jusqu'alors inconnu.
Pendant tout l'hiver,
chaque soir, moyennant dix ou vingt sous par personne, le
phonographe proclama, devant des salles pleines, qu'il parlait
français ; qu'il était très bien et qu'il avait été inventé par
Edison. Puis chose assez curieuse pendant bien des années, les
représentations de phonographes furent abandonnées aux seuls
tenanciers des baraques foraines.
Quant au téléphone, il a
subi bien des transformations, mais il n'en reste pas moins que
l'appareil de Graham Bell, en sa forme primitive ou à peu près,
existe encore d'une façon courante dans certains postes
téléphoniques.
On eut bien vite oublié
la quasi indifférence qui l'a accueilli à son début au temps où
Roosevelt et ses partners coiffés de leur idée « du ploume
électric» ne le présentaient qu'en seconde ligne.
Ce qu'il me reste à dire : un demi siècle de choses vues et entendues (1848-1900) / Maurice Dreyfous. Paris, 1913
Ce qu'il me reste à dire : un demi siècle de choses vues et entendues (1848-1900) / Maurice Dreyfous. Paris, 1913
Demoiselle du téléphone et Fée électricité. Bas relief en grès flammé de Paul Moreau-Vauthier, 1926. Ancienne École supérieure d'électricité. 11, avenue Pierre Larousse, Malakoff (Hauts-de-Seine) |
Restaurée en 2013 : la voix de Graham Bell en 1888
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire