vendredi 3 avril 2020

Les malheurs de la Gare Saint-Lazare

"La conférence". 1897. Haut relief en plâtre d'Alfred Boucher destiné au Monument Flachat situé 5, rue Verniquet, XVIIe ardt. Musée Camille Claudel (ex Musée Alfred Boucher), Nogent-sur-Seine, Aube. Eugène Flachat est assis, Émile Pereire s'appuie au dossier de sa chaise, l'homme aux lunettes est Jules Petiet, l'homme debout au centre pourrait être Auguste Perdonnet, les autres personnages sont difficilement identifiables. Le titre laisse supposer qu'il s'agit de la "Conférence des chemins de fer" créée par Flachat en 1844, mais je penche plutôt pour la création de la Société des Ingénieurs civils de France en 1848.


Où nous constatons que les éventuels riverains n’accueillent pas les gares les bras ouverts et que les mariniers ruinés et les paysans expropriés par les premiers chemins de fer n'apprécient guère le progrès



La concession du chemin de fer de Saint-Germain n'avait pas soulevé de difficultés sérieuses et n'avait subi que les lenteurs inhérentes aux rouages administratifs par lesquels elle devait passer. Les maîtres de poste de Paris, de Rueil et de Saint-Germain-en-Laye n'avaient pas cherché à défendre leurs intérêts, soit qu'ils ne comprissent pas l'avenir des chemins de fer, soit que le comprenant, ils eussent le sentiment de l'inutilité de la résistance. Les propriétaires sur toute la ligne se montraient disposés à vendre leurs terrains à un bon prix : ce fut seulement à Paris, dans ce centre de lumière, que quelques-uns firent une opposition absurde au projet de la Compagnie de pousser sa voie jusqu'à la place de la Madeleine, côté sud-ouest, entre la rue Tronchet et la rue de Sèze prolongée jusqu'à la rue de la Madeleine, aujourd'hui rue Pasquier. Cette heureuse initiative était une idée de génie de la part de M. Émile Pereire qui avait l'intuition du double effet de centralisation de la population active et de décentralisation de l'habitation, que le développement des voies ferrées allait susciter. Il est facile de s'imaginer le service que l'arrivée du chemin de fer au seuil du grand boulevard aurait rendu à la Ville de Paris et à la banlieue dont les deux rayons se seraient étendus. L'opposition. des propriétaires qui avaient pour avocat M. Teste, le même qui depuis devait acquérir une triste célébrité, triompha du droit et du bon sens (note : (1) Les propriétaires qui protestaient étaient MM. le comte de Tourdonnet, vicomte d'Osenbray, comte et comtesse Philippe de Ségur, comme tuteurs des mineurs Greffulhe, P. de Ségur, marquise de Jumilhac, duc de Richelieu, comte de Greffulhe, Couilloux, Lecouteux, de Giorgi, Vigot, Achille Bégi, Brincard, Binet, Chatelet, Fournier, Gaynert, comte E. de Malart, Boulu (dentiste), baron de Saint-Geniez, Dethan, Caque, Colson, V. Perin, Courtin, Lécluse, Ferrand, vicomte de Saintenac, Tellier, Deltan, Guillaume, Raillard, Le Boubelle, veuve L'Habitant, Lacasse, Daga, Bertrand, Huar t, veuve Perdra.). Nous reproduirons ici deux documents qui à cette occasion furent publiés par M. Émile Pereire au nom de la Compagnie qu'il représentait.
Le Journal des Débats s'étant occupé de cet incident, M. le directeur de la Compagnie adressa à M. Bertin la lettre suivante, insérée dans le numéro du 12 décembre 1835.





Les administrateur de la Cie de chemins de fer voulaient construire leur "embarcadère" à l'intérieur de Paris, malgré le prix des terrains. Au motif évident de faciliter l'accès des voyageurs s'ajoutait un motif publicitaire : la première gare parisienne se devait d'être visible pour attirer l'attention des parisiens et des nombreux touristes qui visitaient la capitale afin de les convaincre des bienfaits des chemins de fer. Le magasin pittoresque, 1836
(...)




Au rédacteur,
Monsieur,
Vous avez ouvert votre journal d'hier à des réclamations contre l'établissement à la place de la Madeleine du point de départ du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, réclamations qui ont été jugées et repoussées, il y a quinze jours, par l 'autorité à qui elles avaient été soumises. Vous les avez enregistrées avec une réserve dont la compagnie des chemins de fer vous remercie. Au lieu de vous faire l'écho des réclamants, vous avez appelé la discussion sur une question qui touche de près aux embellissements de Paris, à sa prospérité même. Sans prétendre encombrer vos colonnes de cette discussion, je vous prie d'y accueillir quelques faits propres, ce me semble, à rassurer ceux des propriétaires du quartier qui croiraient avoir lieu de s'alarmer, et à dissiper les doutes que vous-même avez exprimés.
A Paris où les chemins de fer sont peu connus encore, il est excusable de s'en exagérer les inconvénients. Cependant les sept ou huit propriétaires (dont plusieurs sont intéressés dans le marché de la Madeleine, qu'ils proclament sans façon un marché modèle), signataires de la note rédigée par M. Chaix-d'Est-Ange, nous paraissent aller au delà du raisonnable ; ils prétendent que nous allons rendre impossible la circulation dans le quartier. Une commission, instituée par M. le préfet de la Seine, en vertu de la loi d'expropriation, et présidée par lui, nous a prescrit à cet égard des conditions auxquelles nous étions d'avance disposés à accéder. Là où nous traverserons des rues, ce sera sur des arches largement ouvertes, légères, élégantes, tout en fonte de fer. Pour éviter tout concours de wagons et charrettes aux abords de l'église de la Madeleine, nous arrêterons le transport des marchandises au carrefour de Tivoli, c'est-à-dire à deux mille trois cents pieds de la place ; et les locomotives destinées au transport des voyageurs n'en approcheront au plus qu'à cinq cents pieds.
A l'égard du bruit, nous consentons, conformément à l'avis de la même commission, à ne pas laisser établir des ateliers à marteau plus près de la Madeleine qu'à l'angle de la rue Saint-Nicolas, c'est-à-dire à onze cents pieds. Il importe de remarquer que c'est là le seul bruit incommode que puisse occasionner le chemin de fer. Le mouvement des locomotives et des voitures sur les rails est beaucoup moins bruyant que celui d'une charrette sur le pavé, à plus forte raison que celui d'une diligence.
La commission a formellement reconnu que les mesures par elles indiquées ou consenties par la compagnie, et dont nous venons de reproduire les plus importantes, sont « de nature à détruire les craintes » des propriétaires. Elle ajoute « que les objections des réclamants tenaient en partie à ce qu'ils ne s'étaient pas rendu compte des conditions auxquelles l'établissement d'un chemin de fer est soumis. »
Ainsi, en ce qui concerne les propriétaires, nous ne détruirons aucun des avantages que possède le quartier de la Madeleine ; nous lui apportons le voisinage du premier chemin de fer établi à Paris, d'une voie de communication facile, sûre et commode avec l'extérieur, ce qui ne peut qu'accroître la valeur des terrains et des maisons.
Les réclamants ont cru pouvoir grossir leurs griefs, fort mal fondés, à notre avis, d'intérêt privé, d'autres griefs d'intérêt public. Ces messieurs, qui érigent leur marché en merveille, prétendent que notre chemin de fer doit souiller et déshonorer les abords de la Madeleine. Sans avoir du penchant pour des constructions ambitieuses, la compagnie est résolue à concilier les principes d'économie qu'elle a dû se prescrire dans l'intérêt de ses actionnaires, avec les exigences du goût et de l'art, avec ce qu'impose le voisinage du plus beau monument de Paris. Dès le 11 novembre, elle avait pris l'initiative sur ce sujet en écrivant à M. Huvé, architecte de la Madeleine, une lettre où elle exposait à quelle distance de l'édifice, elle comptait arrêter ses machines, les allumer et tenir des dépôts de charbon. Cette lettre se terminait par ces mots : « Du reste, afin qu'on ne puisse pas craindre que nous voulions éluder les « dispositions que nous venons de vous exposer, nous prendrons l'initiative, auprès de la direction des ponts et chaussées, d'une proposition tendant à nous imposer la condition de couvrir soit par un vitrage, soit par des constructions, la partie de notre chemin comprise entre la rue de Castellane et la place ; on sera ainsi certain que les machines ne pourront jamais y pénétrer, ou bien que, si nous les y laissons entrer, elles ne pourraient jamais nuire. qu'à nos propres établissements. »
A cette lettre, M. Huvé répondit,le 13 novembre,par cette autre qui concluait ainsi: « La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, messieurs, par les explications et les détails qu'elle contient, a dû modifier mon opinion et réduire mes « réclamations à leur juste valeur, et je ne doute pas que l'autorité, qui sera chargée « de juger en dernier ressort, n'apprécie ces explications avec l'intérêt que doit inspirer une entreprise aussi honorable. »
En outre, la compagnie avait accédé préalablement à l'avis de la commission instituée par le préfet de la Seine, portant que « pour conserver au quartier son caractère architectural, la compagnie serait tenue de mettre les façades de ses bâtiments, sur la place de la Madeleine et sur la rue Tronchet, en harmonie avec les façades des maisons voisines. »
Jusqu'à présent, personne n'avait prétendu que le chemin de fer de Liverpool à Manchester souillait et déshonorait aucune de ces deux villes. Il était généralement admis qu'il les embellissait ; et cependant ce chemin pénètre au centre de Liverpool. Il semblait aussi universellement reconnu que le chemin de Londres à Greenwich, qui arrive jusqu'au pont de Londres, en traversant une cinquantaine de rues, au lieu de déparer la capitale de l'Angleterre, en était l'un des ornements. Quant au chemin de fer de Saint-Germain, la compagnie est, dès aujourd'hui, en mesure de prouver par la production de ses plans, que ses constructions sur la place de la Madeleine seront plus en harmonie avec la majesté de l'édifice que les plus belles maisons déjà construites sur la place, y compris le marché-modèle de ses adversaires.
L'un des plus grands reproches qu'on faisait à notre chemin de fer avant et pendant la discussion de la loi, c'est que notre point de départ se trouvait trop loin du centre de Paris. Maintenant que nous nous sommes résignés à de grands sacrifices pour nous rapprocher de ce centre, nous rencontrons l'intérêt privé, qui, sous le masque de l'intérêt général, s'efforce de nous empêcher de passer. La position de notre compagnie est vraiment singulière.
La commission, nommée par le préfet de la Seine, n'a pas jugé la question de légalité sous le même point de vue que vous. En lisant attentivement notre cahier des charges (art. 3) et les clauses supplémentaires (art. 1er), on doit, ce me semble, rester convaincu que l'administration supérieure est seule compétente en matière de tracé, que seule elle est gardienne des clauses et conditions qu'elle a arrêtées, dont elle seule peut apprécier la portée et connaître le véritable sens.
Le directeur du chemin de fer de Saint-Germain, EMILE PEREIRE.

Oeuvres de Émile et Isaac Pereire rassemblées et commentées par Pierre-Charles Laurent de Villedeuil, et augmentées d'une introduction, d'une biographie des auteurs, de remarques, de tables et d'un choix de documents contemporains : série G, documents sur l'origine et le développement des chemins de fer (1832-1870). Série G,Tome 1




La gare de la Place de la Madeleine. L'escalier en plein cintre de cette gare à l'italienne aurait permis le passage de 6 personnes de front ! A l l'époque, c'était voir grand. Le magasin pittoresque, 1836


La première "gare Saint-Lazare", puisque construite rue Saint-Lazare. 1887, photo de Louis-Émile Durandelle





La presse reprend point par point la plaidoirie d'Émile Pereire --au point qu'un esprit chagrin la pourrait croire vendue-- en affirmant que les locomotives, non contentes d'être plus silencieuses que les fiacres, n'émettent aucune fumée ! 


Dans tout autre pays du monde, et surtout en Angleterre ou aux États-Unis, les habitants du quartier eussent tous accueilli avec reconnaissance l’idée de faire passer le chemin de fer à leur porte. Faute d’expérience, on est moins avancés à Paris ; il s’est trouvé quelques propriétaires, en petit nombre il est vrai, qui réclament contre ce qui doit faire la richesse du quartier, par l’accroissement de valeur des propriétés, par l’affluence des voyageurs qui y seront amenés.
Nous tenons d’une personne qui vient de visiter l’Amérique, que les habitants d’une petite ville de Pensylvanie, appelée Lancaster, ont consenti à payer plus de trois cent mille francs pour que le chemin de fer qui va de Philadelphie à Columbia passât par le cœur de leur ville. Serait-on à Paris moins clairvoyants qu’à Lancaster ? De quoi aurait-on peur ? De la fumée ? Mais il est constant que le coke, avec lequel on chauffe les locomotives, ne donne pas de fumée ; du bruit ? Mais on s’accorde à dire qu’une locomotive, allant sur un chemin de fer, ne fait pas la moitié autant de bruit qu’un fiacre roulant sur le pavé ; des explosions ? Mais depuis qu’il y a des locomotives, pas une seule n’a éclaté ! Maintenant que l’expérience a fait justice de toutes ces objections, rien sans doute n’empêchera de réaliser ce qui est l’intérêt du quartier, de tout Paris, et des propriétaires eux-mêmes. Si le chemin de fer ne devait pas aboutir au boulevard, mieux vaudrait ne pas l’entreprendre, et continuer de se faire secouer pendant plus de deux heures dans les voitures de Paris à saint-Germain.
La machine à vapeur, particulièrement sous la forme de locomotive, doit changer la face du monde. Pour que la locomotive soit appelée à métamorphoser le continent, il faut qu’elle ait obtenu droit de cité à Paris. Où peut-elle être plus dignement intronisée que sur la portion la plus magnifique du boulevard ?


Le Magasin pittoresque, 1836




Pour l'ouverture de la ligne en 1837, le premier embarcadère est construit en bois sur la place de l'Europe, le second en 1841, rue de Stockholm, faute de pouvoir occuper la place de la Madeleine. Ce n'est que vers 1850 que la gare s'installe à sa place actuelle, rue Saint-Lazare, et qu'Eugène Flachat construit sa verrière monumentale en inaugurant les fermes Polonceau







Lors de la révolution de 1848, le peuple en furie détruit autant qu'il le peut les toutes nouvelles stations de chemins de fer. On saccage les voies, on détruit les machines, on incendie les installations, on s'en prend même aux ponts et aux viaducs.
L'animosité contre le nouveau moyen de transport semble assez partagé, et l'enthousiasme révolutionnaire aidant, gardes nationaux et même employés des réseaux sont de la partie.
Parmi les plus motivés, on trouve bien sur ceux qui gagnaient leur vie avec les autres véhicules, en particulier les mariniers.




Chemin de fer de Saint-Germain.



Le pont d’Asnières a été incendié dans l'après-midi du 25 février ; il est complètement détruit, les piles renversées dans l'eau interrompent la navigation. Les stations d'Asnières, Nanterre, Rueil et Chatou ont été brûlées ou démolies. Le pont qui traverse la route de Nanterre a été endommagé. Le premier pont sur la Seine, à Chatou, a été incendié ; mais, grâce à l'intervention de la garde nationale, les incendiaires ont été obligés de se retirer, et de prompts secours ont pu arrêter le dégât. Les machines atmosphériques ont été gravement détériorées.

La reconstruction du pont d'Asnières demandera plusieurs mois, pendant lesquels la circulation sera interrompue sur le chemin de fer entre Paris et Asnières.

(…)

Chemin de fer du Nord.

La station de Saint Denis a été incendiée ; le pont-canal a été détruit.

Toutes les stations comprises entre Saint-Denis et l'île Adam ont été brûlées.

Voici des détails circonstanciés sur l'incendie de l'importante gare de Pontoise : Dans la journée du 25 février, on était prévenu dans la ville et les environs que des malfaiteurs se ruaient sur les établissemens de la ligne du Nord. Le soir, d'immenses lueurs, qui se propageaient rapidement de station en station dans la vallée de Montmorency, annonçaient l'approche de la bande incendiaire.

Vers dix heures, le 57e de ligne, arrivant de Paris, fut rassemblé, et plusieurs compagnies, le colonel et le sous-préfet en tète, ainsi qu'un détachement de gardes nationaux de la commune de Saint-Ouen, vinrent prendre position dans la gare, à l'ouverture de la tranchée de Maubuisson, afin d'en défendre l'accès. Mais bientôt l'autorité se retira sans laisser aucun ordre. Avant qu'on eût cherché à connaître les forces des assaillans, la panique avait gagné de proche en proche. A minuit, une quarantaine d'individus, sans armes, déjà ivres, survinrent ; ils envahirent le café de la station et s'y firent servir à boire.

Deux heures se passèrent durant lesquelles on dut aller jusqu'à la ville, à deux kilomètres de distance, pour leur chercher des vivres. Puis ils incendièrent et dévastèrent le bâtiment principal de la gare Seuls, quelques employés que la prévision de cette catastrophe avaient fait déménager la veille, opposèrent une énergique et vaine résistance.

Bientôt la bande s'accrut de quelques mauvais sujets des environs. Le ravage s'étendit à la halle aux marchandises, qui renfermait alors une quarantaine de wagons chargés pour la plupart d'objets précieux. Au péril de leur vie, les
employés parvinrent à sauver de la malle de l'Inde d'importantes valeurs qu'elle contenait. Les flammes, poussées par un ouragan terrible, dévorèrent rapidement ces vastes constructions en planches.Tout, jusqu'aux cendres, disparut du sol, qui resta jonché de débris en fer et fonte des wagons. Plusieurs individus, mieux conseillés, s'étaient empressés d'en débarrasser quelques-uns pour sauver leur contenu ; le pillage eut lieu.
A neuf heures du matin de larges foyers existaient encore dans les chantiers de coke et de traverse. Une épaisse fumée s'échappait des batimens dévastés. Le désordre était à son comble. Quelques jeunes gens des localités voisines entretenaient les feux. Une foule considérable contemplait avec émotion cette scène de vandalisme. Toute surveillance, tout secours avaient disparu. Enfin, à deux heures, une colonne composé de 1,500 hommes du 57e de ligne, d'une centaine de gardes nationaux avec leurs chefs et officiers supérieurs, tambours et musique en tête, précédés des autorités locales et escortés des deux tiers de la population de Pontoise et Saint-Ouen, s'ébranla et vint cerner et envahir cette gare anéantie. Plus de cinquante des malfaiteurs furent arrêtés.


Le Voyageur : journal de l'Office universel de la navigation et du commerce : renseignements sur la navigation à vapeur et à voiles, les chemins de fer, les diligences, le roulage général, les douanes, les assurances, le transit, l'importation, l'exportat, etc. 15 mars1848



AFFAIRE DE RUEIL ET DE CHATOU
COUR D'ASSISES DE LA SEINE
Présidence de M. TAILLANDIER
Audience du 12 avril.

Chemin de fer. — Incendie des stations de Rueil et de Chatou. — Pont de Chatou.
Dix-neuf accusés.
Dans nos numéros des 29 mars et jours suivants, nous avons rapporté les débats relatifs à la première série d'incendiaires soumise au jugement du jury. On n'a pas oublié l'espèce de délire qui s'est emparé des populations de quelques communes limitrophes du parcours des chemins de fer, et qui les a poussées à des actes de destruction dont on ne trouvait l'explication ni dans l'intérêt, ni dans le caractère de ceux qui les commettaient.
Une première fois, 24 accusés ont été traduits devant le jury. C'étaient, on s'en souvient, d’honnêtes cultivateurs, quelques propriétaires même, et des ouvriers ordinairement paisibles et laborieux ; aucun ne pouvait rendre compte des motifs qui l'avaient poussé aux actes que la justice lui reprochait. On sait que 12 accusés sur 24 furent frappés, quelques-uns avec une certaine sévérité, d'autres avec plus d'indulgence.
(...)
Le feu fut d'abord mis aux banquettes amoncelées dans la salle d'attente, au moyen d'allumettes chimiques réclamées d'autorité chez un marchand de vins voisin de la station, et les banquettes enflammées étaient ensuite jetées par les fenêtres dans la cour, où se trouvait le second foyer d'incendie. Le feu était alimenté avec des livres, des registres, des roues de voitures, des débris de boiserie, etc. Tel était l'acharnement des dévastateurs contre tout ce qui appartenait à la Compagnie, que l'un des accusés, le nommé Manger dit Cartouche, qui s est signalé par l'action qu'il mettait à la destruction, éventrait avec son couteau les sacs d’avoine qu'on emportait sur le dos pour les sauver du pillage, on arrachait les hayons de la voiture dans laquelle on les transportait, afin qu'ils en répandissent sur la voie. Le pillage se mêlait à la dévastation ; on avait enfoncé la porte de la cave à l'aide d'un timon de voiture dont on s'était servi comme d'un bélier ; il s'y trouvait une feuillette de vin entamée qui fut transportée dans la cour, et chacun vint y boire ; le vin en bouteilles ne fut pas plus épargné.
(...)



Fronton de la gare de la ligne de Sceaux, place Denfert-Rochereau, XIVe ardt, 1846. Ce sont les réseaux de chemins de fer et les horaires des correspondances qui rendront nécessaire en France une heure identique sur tout le territoire métropolitain.






« Fatigués bientôt de ce travail stérile, ils retournèrent au-devant de leurs camarades, qui arrivèrent en masse quelques instants après, et se mirent à démolir les parapets, à renverser les pierres dans la rivière, à briser les bois et à tordre les liens de fer qu’ils reliaient entre elles les différentes parties du pont. Puis la foule, s'animant à la destruction, on parla de nouveau de mettre le feu au pont pour en finir plus vite, et des fagots furent amoncelés sous deux arches. Les gardes nationaux étaient en trop petit nombre pour empêcher la réalisation de cette menace. L'un d'eux, pour faire diversion aux idées des incendiaires proposa d'aller boire. La proposition fut bien accueillie, et la plupart se laissèrent entraîner. Quelques-uns cependant ne voulurent pas lâcher prise. Parmi ceux-ci, l'accusé Constantin, dit Toupet, l'un des plus acharnés travailleurs, dit, avec une brutale énergie qu'il ne se laisserait pas prendre par la gueule. Ceux des malfaiteurs qui étaient restés sur le pont profitèrent de l'absence des gardes nationaux pour y mettre le feu. Ceux qui s'étaient laissé entraîner au cabaret vinrent ensuite rejoindre leurs camarades, et la bande se porta aux bâtiments des machines du chemin de fer atmosphérique et à ceux de la station de Chatou. Aux bâtiments des machines, tous les carreaux des portes et des fenêtres ont été brisés, les châssis cassés ou tordus. Si les portes et les fenêtres elles-mêmes n'ont pas été brisées, c'est qu'elles sont en fer. Les machines n'ont dû leur salut qu'à leur masse, que ne pouvaient entamer les outils des démolisseurs. Mais les robinets en cuivre et les tuyaux de conduite n'ont pas été épargnés.
« Aux bâtiments de la station, la dévastation a été plus complète, les dégâts sont aussi grands que si le feu y eût été mis. Des cloisons entières, les cheminées, les parquets, les rampes d'escalier, tout a cédé sous l'effort des dévastateurs. La tente dite marquise, qui fait face au bâtiment a été entièrement détruite. Les colonnes sur lesquelles elle reposait ont été sciées et coupées à coups de hache.
(...)
« Les auteurs de ces désordres ne sont pas les vainqueurs des barricades que l'ivresse du triomphe aurait conduits à de tristes excès : non, le peuple de Paris n 'a pas souillé sa victoire en s'attaquant à la propriété privée. Les coupables appartiennent tous à la banlieue, aux villages autrefois traversés par les grandes routes. Ce sont des cultivateurs, de petits commerçants, aisés pour la plupart, auxquels se sont mêlés quelques mauvais sujets qu'on rencontre partout où il y a du mal à faire, et qui n'ont pas voulu laisser échapper une si belle occasion. Il ont été favorisés, il faut en convenir, par l'égoïsme ou par la peur de gens bien intentionnés qui ont trop vite oublié que les citoyens sont solidaires les uns des autres. Il y a eu pourtant d'honorables exceptions ; et ceux-là même qui dans la circonstance ont manqué de résolution, doivent encore être excusés à raison des événements qui venaient de se passer et sous l'empire desquels ils étaient placés.
(...)





Portail du siège du journal L'intransigeant, 100, rue Réaumur, IIe ardt. 1930







Le sieur DELVAILLES, chef de station, dépose : Le 26 février, une bande d'individus vint m'avertir que je devais m'empresser de déménager mes effets, parce qu'on allait tout briser sur le chemin de fer. De suite, il se sont mis à m'aider, mais ils y mettaient si peu de soins que presque tout ce qui m'appartenait, a été brisé. Les brigands! si j'avais eu des armes, je les aurais joliment travaillés. Manger était le plus acharné, il brisait tout.
Le sieur SAUNOIS, employé à la station, dépose : Le 26 février, il est venu à la station une bande de gueux ; Cartouche en était (Manger). Ils ont tout cassé, tout brisé ; ils m'ont demandé où était le vin. Je leur ai indiqué la cave, et ils ont bu ou répandu le vin. Ils demandèrent où était l'écurie ; je la leur montrai et leur dis : Au moins, faites sortir les chevaux. — Bah! dit Bonnet, autant que tout brûle.
(…)




Le viaduc du Pecq qui permet de passer la Seine pour se rendre à Saint-Germain est construit dix ans après l'inauguration de la ligne qui s'arrêtait primitivement au Pecq, en raison d'un dénivelé trop important qui sera vaincu par un "chemin de fer atmosphérique". Le premier train parisien permettait aux gens aisés de se rendre dans leurs villégiatures et aux employés de faire un tour à la campagne.






AFFAIRE DU PONT D'ASNIÈRES
COUR D'ASSISES DE LA SEINE
Présidence de M. AYLIES
Audience du 26 avril.

Incendie du pont d'Asnières. — Destruction de la voie ferrée. — Dix-sept accusés.
(...)
Aujourd'hui, voici devant le jury une troisième catégorie d'accusés, à qui la justice demande compte d'actes fort graves, d'incendie et de dévastations commis à la station et au pont d'Asnières. On le voit, c'est le pont le plus rapproché de Paris.
Les accusés sont au nombre de dix-sept. Comme dans la première affaire, ce sont tous des individus irréprochables au point de vue judiciaire. Ils sont tous ouvriers, commerçants et propriétaires. Leur physionomie ne présente rien de saillant.
En tête du premier banc est l'accusé Fiolet. C'est le seul qui ait quelque chose de remarquable, et, il faut le dire, tout à son avantage. C'est un jeune homme mis avec recherche ; il a un habit noir et un gilet blanc à larges revers ; il est propriétaire à Asnières.
Cet accusé, que le ministère public signale comme chef de bande, comme meneur, s'exprime avec une grande modération et une convenance parfaite. Il a devant lui deux gros cahiers de notes et une foule de papiers qu'il consulte dans ses explications.
(...)
Nous donnons le texte de l'acte d'accusation qui est rédigé de la manière suivante :
Le 25 février dernier, vers huit heures du matin, la mairie d'Asnières reçut avis que deux bandes armées se proposaient d'incendier le pont établi sur la Seine et servant à l'exploitation de la voie de fer à son passage dans la commune.
En l'absence du maire, le sieur Durand, adjoint, transmit l'avis au sieur Davoust, employé au chemin de fer. Ce dernier se rendit en toute hâte à la gare de Paris, et à onze heures, il revint à Asnières, avec M. Flachat, ingénieur de la compagnie du chemin de fer, quatre gardes nationaux et un élève de l'École polytechnique. Ce secours, insuffisant par lui-même, aurait pu être efficace, si le zèle de la garde nationale d'Asnières et de Clichy eût répondu à l'imminence du danger ; mais il n'en fut point ainsi.
De onze heures à trois heures aucun incident grave ne se manifesta. Des bruits sinistres circulaient, la population était en émoi, mais aucun acte d'agression ne se produisit.
A trois heures, une bande d'une trentaine d'hommes, armés pour la plupart, fit irruption sur le chemin de fer, dans l'espace compris entre le pont et la station, et se mit en devoir de détruire la voie. Quelques habitants d'Asnières, venus isolément, s'étaient réunis au sieur Flachat et au sieur Durand, mais ils étaient hors d'état d'opposer aux dévastateurs une résistance utile.
Déjà les rails et les coussinets étaient brisés, l'aiguille du chemin allait être détruite, et la menace d'incendie circulait ouvertement, lorsque l'adjoint crut bien faire, en engageant la bande à enlever les rails sans les briser, et Brandely, cantonnier de la voie, montra en effet la manière de détacher les rails. Le sieur Durand espérait ainsi donner à l'excitation de ces hommes un cours moins dommageable et détourner le danger d'incendie. Parmi ces furieux, se trouvait Morel, restaurateur à Asnières, armé de son fusil de munition et paraissant diriger leurs mouvements, écartant avec son arme les personnes qui voulaient s opposer à la destruction. Quelle était en réalité la pensée de Morel? Entendait-il ainsi servir les instructions de l'adjoint Durand ou les desseins coupables des dévastateurs? Le témoin Durand écarte toute supposition d'idée coupable, Brandely, au contraire, a cru voir dans Morel le chef véritable de cette agression criminelle. Entre ces deux dépositions, le doute était possible : un supplément d information a fait pencher la balance en faveur de Morel.
Les dévastateurs ne tardèrent pas à se diriger vers le pont, où ils trouvèrent bientôt un renfort de trois cents individus environ, venant de Paris. Il était quatre heures. M. Flachat venait d'amener un renfort de quarante gardes nationaux de Paris, mais l'accroissement subit des forces des assaillants rendait impossible toute tentative de résistance ; les exhortations de l'adjoint, demeuré jusqu'alors sur le pont, les efforts de M. Flachat, d'un sieur Armand (Peut-être Alfred Armand (1805-1888)) et d'autres citoyens n'auraient entraîné que des périls inutiles. Il fallut se retirer devant l'émeute ; M. Flachat, en se retirant sur Paris, fut assez heureux encore pour sauver le pont Biais, construit sur la ligne à peu de distance en deçà de la rivière.
L'attroupement reprit alors le cours des dévastations ; les rails enlevés ou brisés étaient jetés dans la rivière au milieu des vociférations de la foule. Cependant, en quittant le lieu du désastre, l'adjoint et les témoins Gorisse, Martin et Perrier, descendirent le talus du côté de Clichy et parvinrent à retirer du cintre de la première arche la paille et les fagots que des incendiaires y avaient déjà déposés.
(...)





Une locomotive sur un bâtiment voué à l'industrie situé non loin de la Gare du Nord. 4, rue Martel, Xe ardt.






Un étrange wagon de marchandises avec siège sur un bâtiment voué à l'industrie, 4, rue Martel, Xe ardt.









AFFAIRE DE COLOMBES
COURS D'ASSISES DE LA SEINE
Présidence de M. DE VERGÉS
Audience du 29 mai.

Affaire du chemin de fer de Saint-Germain. — Dévastations à la station de Colombes. — Vingt et un accusés.
(...)
Aujourd'hui, il s'agit des dégâts commis à la voie ferrée près Colombes, et des dévastations qui ont eu lieu à cette station. Vingt et un accusés sont amenés sur le banc des assises. Disons que ce qui distingue cette affaire de celles qui l'ont précédée, c'est que le vol s'est mêlé à la dévastation et à l'incendie, et que de l'argent, des bijoux et autres objets ont été détournés par quelques-uns des accusés sous prétexte d'opinions politiques.
(...)
Reprenons l exposé des faits d'après l'acte d'accusation.
Dans la soirée du 25 février dernier, à la suite des événements politiques dont Paris venait d'être le théâtre, des désordres de la nature la plus grave avaient été commis sur quelques-unes des lignes de chemins de fer autour de la capitale ; la destruction, le pillage et l'incendie les avaient parcourues. Déjà la justice a eu la triste mission d'apprécier ces attentats, et les coupables ont été punis. Mais avec l'esprit d'une partie des populations qui, égarée par la suggestion des intérêts personnels, cédait ainsi à son animosité contre les nouvelles voies de communication, la répétition des mêmes actes dans les localités environnantes était à craindre. Elle a eu lieu en effet sur plusieurs points, et la ligne du chemin de fer de Paris à Saint-Germain a particulièrement souffert, sur le territoire de Colombes, des dévastations considérables, dont le chiffre ne s'élève pas à moins de 23,272 francs. L'information actuelle a dû en constater les diverses circonstances et en rechercher les auteurs.
(...)



Les sept accusés ont pris une part commune à la destruction et au pillage des bâtiments de la station. Brulé et Potier étaient alors sur les lieux, et ils s'y sont associés, le premier en abattant le poteau qui supportait la sonnette de service, et le second en brisant l'horloge à coups de sabots... Quant à l'incendie de la station, c'est Chabrier personnellement qui en a été l'auteur principal ; il trouva sur une armoire des allumettes chimiques en assez grande quantité, s'en empara en disant qu'elles seraient très bonnes pour allumer la maison, et bientôt, en effet, il les jeta enflammées sur une botte de paille au milieu du bâtiment. Ses coaccusés présents étaient les complices de ce nouvel attentat, par l'aide et l'assistance qu'ils y prêtaient. Tous sept ensuite se dirigèrent vers Paris en suivant le chemin de fer. On les verra tout à l'heure continuer leur œuvre de destruction.
Mais après leur départ de la station de Colombes, d'autres individus survenus en beaucoup plus grand nombre, s'occupèrent de donner la plus grande intensité possible au feu qui la dévorait. Guesné renversa un poteau qui portait une lanterne, et d'autres poteaux à l'usage du télégraphe électrique. Il cassa des treillages et jeta le tout dans le foyer de l'incendie. De concert avec l'accusé Quinquet, il mit le feu à l'escalier conduisant de la route à la station, et il menaçait de précipiter dans le feu, ceux qui ne l'aideraient pas. Quinquet lui-même avait auparavant renversé cet escalier, scié le poteau qui portait la lanterne, abattu à coups de sabre les treillages servant de clôture latérale à la voie, dans une longueur de plusieurs mètres, et travaillé avec Dulphy à démolir les murs des bâtiments de la station.
D'autres accusés ont participé à ce second acte de la dévastation et de l'incendie, ce sont: Florence Gault, qui attisait le feu ; Leclerc, qui cassait les treillages de clôture ; Beche, Baudoin et Lépine dit Chopine, qui alimentaient l'incendie avec les débris d'autres treillages qu'ils avaient coupés.
Pendant que ces faits se passaient, la Maison-Blanche, demeure du surveillant Pauls, sur le chemin de fer au lieu de Denys-Boucher, fut envahie par une autre réunion d'une douzaine d'individus, au nombre desquels Vasseur a été vu cassant à coups de massue un poêle, une cheminée à la prussienne et un buffet ; c'est en sa présence, il l’avoue, que fut mis le feu qui ne tarda pas à consumer le bâtiment Florence Gault et Jean-Pierre Gault, tous deux en habits de gardes nationaux, brisaient les portes de la maison ; Jean-Pierre Gault criait: « Vive la République ! ne laissons rien !»
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M. LE PRÉSIDENT. — A quel motif attribuez-vous ces actes de dévastation?
LE TÉMOIN. — Dans la commune, les chemins de fer ont excité un mécontentement général. La petite culture surtout a eu à souffrir de leur établissement, et Colombes est le pays de la petite culture. En outre, bien des propriétaires expropriés n'ont point encore été payés. Cependant, il m'a semblé que les esprits étaient plutôt gagnés par le spectacle de ce qui se passait autour de nous ; nous étions littéralement enveloppés de feu : Suresnes, Nanterre, Bezons, Neuilly, projetaient les flammes de l'incendie. Et puis, beaucoup de vin provenant des caves de Neuilly avait été distribué à Colombes.
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COUR D'ASSISES DE LA SEINE
Présidence de M. DEQUEVAUVILLIERS
Audience du 28 juillet.
Incendie du chemin de fer du Nord. — Station d'Enghien.
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Le 25 février dernier, vers dix heures du matin, pendant que l'œuvre de dévastation commencée la veille à la station de Saint-Denis, s'accomplissait, ceux des malfaiteurs qui avaient pris l'initiative de la destruction firent entendre le cri : « A Enghien, à Enghien ! » Aussitôt une vingtaine de personnes se détachèrent et se dirigèrent vers la station d'Enghien, précédées d'un grand nombre d'enfants de quatorze a quinze ans. Elles y arrivèrent entre onze heures et midi, après avoir détruit toutes les guérites de gardiens qu'elles rencontrèrent sur leur route. La bande, avant de franchir le pont placé à l'entrée de la station, s'arrêta un moment. Elle voyait le pont encombré d'habitants, et ne sachant trop quelle était la disposition des esprits, elle parut hésiter ; mais les malfaiteurs jugeant bientôt que la population ne ferait aucun obstacle à leur projet, reprirent leur marche et arrivèrent à la station. On remarquait au premier rang un homme portant un drapeau rouge ; d'autres s'étaient coiffés des fanons rouges que les surveillants du chemin de fer emploient pour leurs signaux ; quelques-uns avaient à la main des torches allumées ; tous ou presque tous, des bâtons, des pioches ou des pinces en fer. Le chef de station, homme de courage, tenta de lutter un instant contre cet envahissement ; mais il fut bientôt débordé. Le chef de bande cria : « A moi, les moutards! » Et aussitôt l'œuvre de destruction commença. On essaya à plusieurs reprises de mettre le feu dans les bâtiments ; et pour y parvenir plus facilement, un des malfaiteurs enduisait d'essence avec une éponge les cloisons d'où l'on approchait ensuite une torche allumée. C'était généralement aux plus jeunes qu'on faisait mettre le feu. Trois fois le feu fut allumé dans un grenier, une autre fois à la cave ; mais on réussit à l'éteindre avant qu'il eût fait beaucoup de progrès. A la prière des employés, deux ou trois des principaux moteurs s'interposèrent pour empêcher qu'on ne le rallumât.
Les incendiaires se dirigèrent alors vers la gare des marchandises et le hangar des voitures, où les tentatives d'incendie furent renouvelées. Il était impossible de s'opposer à la dévastation, on voulait au moins empêcher l'incendie. Mais le feu éteint sur un point se rallumait sur un autre, et dévora en dépit de tous les efforts quatre wagons de marchandises, la grande cave ou réservoir d'eau servant à alimenter les machines et la grande plaque tournante sur laquelle les incendiaires avaient entassé des débris de portes peintes, des treillages et des fagots d'épines auxquels ils mirent le feu. Ils traversèrent le jardin pour aller incendier un petit pavillon décoré de verres de couleur que le chef de station, le sieur Bisitzki, venait de faire préparer pour y recevoir sa famille pendant la saison d'été.
Dans ce jardin, le sieur Bisitzki avait enfoui, la veille, pour les soustraire aux dévastateurs qui saccageaient en ce moment la station de Saint-Denis, des valeurs considérables, entre autres 2 millions en lingots d'or arrivés par différents convois qui avaient dû, en raison de l'interruption des communications avec Paris, s'arrêter à Enghien.
Le sieur Bisitzki n'avait autour de lui que des hommes fidèles ; le secret de cet enfouissement a été gardé et ces valeurs ont été sauvées et rendues à leurs propriétaires. On est heureux d'avoir à citer de pareils traits qui honorent les inférieurs autant que leurs chefs. Voici en quels termes rend compte des dévastations commises à la station d'Enghien, M. le conseiller instructeur dans le procès-verbal de constatation qu'il a dressé.
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Mutuelle des cheminots. 2, place de l'abbé Georges Hénocque, XIIIe ardt.





AFFAIRES DE SEINE-ET-OISE
COUR D'ASSISES DE SEINE-ET-OISE
Présidence de M. FROIDEFOND DES FARGES
Audiences des 3 et 4 juillet.

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« Le 25 février dernier, après le sac des stations de Saint-Denis et d'Enghien, une nouvelle bande de dévastateurs, poursuivant l'œuvre de dévastation commencée se dirigea sur la station d'Ermont, poussant devant elle le wagon enflammé qui avait déjà servi à incendier la station d'Enghien. Elle arriva à la station d'Ermont vers trois heures de l'après-midi. Le chef de station s'avança au-devant d 'elle, et dans l'impuissance de s'opposer aux malfaiteurs, il fit au moins promettre aux chefs de ne pas mettre le feu. Quelques instants après cependant, le feu fut mis dans la cave. Cet employé réclama des chefs de la bande l'exécution de leur promesse, et ceux-ci, se faisant de leur parole une sorte de point d'honneur, concoururent avec lui à l'éteindre. A cinq heures, quand tout fut détruit dans la station, le wagon se remit en marche, et la bande se dirigea sur Franconville. Le maire, averti de l'approche des malfaiteurs, tenta de réunir la garde nationale pour s opposer à l 'invasion, mais les habitants étaient disséminés, chacun craignait d'ailleurs pour sa propriété, car les malfaiteurs disaient qu'ils mettraient le feu dans les villages si on voulait les empêcher de détruire le chemin de fer. Ils ne trouvèrent donc pas plus de résistance à Franconville qu'ailleurs.
« Après avoir tout détruit dans la station, ils entassèrent les débris de portes et de boiseries dans la pièce du rez-de-chaussée et y mirent le feu. Quand ils jugèrent la flamme assez intense pour ne pouvoir plus douter du résultat, ils se remirent en route après avoir renouvelé la provision de leur wagon, et se portèrent sur la station d'Herblay. La bande y arriva vers sept heures et demie du soir, et en partit au bout d'un quart d'heure, après avoir mis le feu à l'aide de fagots qui se trouvèrent sur le lieu. Les malfaiteurs aidaient à l'action du feu en coupant, cassant, brisant avec les haches ou les barres de fer dont la plupart s'étaient munis pour cette œuvre de destruction, tout ce qui par sa masse n'opposait pas une suffisante résistance. Un quart d'heure leur suffit pour ne faire des bâtiments de la station qu'un monceau de ruines. Ce qui restait debout, la bande partie, les gens des environs accourus en toute hâte achevaient de le renverser.
« Il règne parmi les populations des environs de Paris une grande hostilité contre les chemins de fer. De là vient qu'on trouve parmi les individus impliqués dans ces actes coupables, bon nombre de cultivateurs ou d'artisans sans reproches jusque-là, qu'on regrette de voir mêlés à des malfaiteurs de profession et se laissant guider comme eux par l'amour de la destruction et du pillage.
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COURRIER RÉPUBLICAIN
COUR D'ASSISES DE SEINE-ET-OISE

La session extraordinaire des assises ouverte le 20 juin dernier, a été consacrée aux bandes d'incendiaires et de dévastateurs des stations et des chemins de fer du Nord et de Rouen. Chaque affaire présente uniformément les mèmes caractères. Partout ce sont, à quelques rares exceptions près, d'honnêtes cultivateurs, des ouvriers laborieux, mais peu intelligents, des pères de famille sans antécédents, qui ont saccagé, détruit, brulé, non point dans un intérêt de cupidité, mais par un motif de haine aveugle contre les nouvelles voies de communication.
L'un des accusés a prononcé une parole relevée par l'accusation qui donne la mesure de leur criminalité : nous ne sommes pas ici, se serait-il écrié, pour pillage, ni pour vol, mais pour brûler. Aussi ces affaires ne révèlent point, comme on pourrait le supposer, une démoralisation profonde de la part des inculpés ; mais elles indiquent chez ces hommes une commune ignorance du devoir, des intérêts politiques et du respect dû aux Compagnies de chemins de fer aussi bien qu'à toute autre propriété. L'éducation de l’homme des campagnes est sous ce rapport entièrement à commencer. Puis il y a eu des meneurs qui jusqu'à ce jour n'ont pu être retrouvés. Des hommes ont été vus, les 25 et 26 février, promettant dix francs par jour à tous ceux qui contribueraient à détruire les chemins de fer ; d'autres ont annoncé que la République en ordonnait la suppression et qu'elle accordait pour cela trois jours.
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AFFAIRE DE SAINT-DENIS
COUR D'ASSISES DE LA SEINE
Présidence de M. DEQUEVAUVILLIERS
Audience du 24 juillet.

Incendie et dévastation du chemin de fer. — Station de Saint-Denis.
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Il est donné lecture de l'acte d'accusation qui fait connaître les faits suivants :
L'établissement du chemin de fer du Nord avait porté une profonde atteinte aux industries de transport qui desservaient, tant par terre que par eau, les contrées que parcourt cette voie de fer. De là des haines, des idées de vengeance qui n'attendaient qu'un moment favorable pour se faire jour. La révolution qui vient de s'accomplir fournit à ces mauvaises passions l'occasion qu'elles désiraient.
De Saint-Denis à Beaumont, sur un parcours de quarante-six kilomètres, des bandes dévastatrices, qui se relayaient et s'alimentaient à leur passage d'hommes, d'enfants entraînés par le mauvais exemple, et poussés par l'instinct de la destruction, ont pu, à la faveur des derniers événements et pendant trois jours consécutifs, impunément démolir, renverser, détruire les bâtiments, les ponts, les constructions de toute nature, les machines, les wagons, les marchandises qu'ils trouvaient sur leur route, et promener la torche incendiaire pour achever par le feu ce que la pioche, la pince, le marteau n'avaient pu anéantir complètement.
C'est ainsi que les bâtiments des stations de Saint-Denis, d'Enghien, d'Ermont, de Franconville, d'Herblay, de Pontoise, d'Auvers et de l'Isle-Adam ; que vingt-cinq maisons de gardes ; que soixante-quinze wagons et des marchandises de toutes sortes ont été détruits ou livrés au pillage. Le dommage sur toute la ligne a été évalué à 929,877 fr. 63. Ce ne fut que le 26 février, à Beaumont, que le maire et la garde nationale parvinrent à arrêter l'œuvre de dévastation et quelques-uns des plus coupables. C'est à Saint-Denis, et parmi les mariniers des canaux, que le complot a pris naissance.
(...)
1° Esselin dit Ninice. — Esselin est un marinier- C'est lui qui donna 5 centimes au jeune Roussel pour aller acheter des allumettes, afin de mettre le feu aux matières inflammables qui avaient été amoncelées dans la salle d'attente et dont on avait fait une sorte de bûcher. Dans son impatience, et sans attendre le retour de Roussel, il alla lui-même acheter des allumettes et une bouteille d'essence qu'il emporta en criant que la station allait sauter. Roussel le désigne positivement comme ayant mis le feu. L'accusé nie, tout en étant obligé de convenir cependant que c'est bien lui qui a acheté la bouteille d'essence. Il avoue d'ailleurs avoir coopéré à la démolition des parapets du pont.
2" Célestin Mocrette. — Mocrette est un conducteur de bateaux. Il a été un des principaux acteurs dans les scènes de dévastation et d'incendie. Il s'en est vanté à l'accusé Descoins, à qui il disait qu'il en avait des ampoules aux mains. Il était porteur d'une torche avec laquelle il a mis le feu aux boiseries des bâtiments de la station, et c'est lui, d'après le témoin Jarry, qui a fourni les allumettes à Mahieux pour allumer la sienne. Il était, au dire d'un autre témoin, le nommé Lejeune, à la tête de ceux qui ont incendié les wagons. Le témoin Dannard a ouï dire que quatre individus, du nombre desquels était Mocrette, avaient arrêté un voyageur qui suivait la voie et lui avaient fait donner 5 francs pour acheter de l'essence, afin d'activer l'incendie. Mocrette avoue sa participation aux dévastations commises à la station d'Enghien ; mais il veut être resté étranger aux dévastations qui ont eu lieu à la station de Saint-Denis ; dénégations impuissantes en présence des déclarations de Delhaye, de Jarry, de Descoins, avec lesquels il est confronté, et qui l'ont très positivement reconnu.
3° Mahieux. — Mahieux, aide éclusier du canal, est reconnu par le témoin Jarry pour avoir, à l'aide d'une torche allumée avec les allumettes que lui avait fournies Mocrette, mis le feu aux boiseries de la station. Mahieux, mis en présence de Jarry, a nié avec énergie ; mais le témoin a persisté, et son affirmation a d'autant plus de force que, confronté d'abord avec le maître éclusier Gérard, parce que ne connaissant pas Mahieux par son nom, il l'avait seulement désigné sous le titre d'éclusier, il n'a pas hésité à dire, en apercevant Gérard, que ce n'était pas là l'homme dont il avait entendu parler.
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16" Loubier. — Loubier était un des meneurs. Entrepreneur de voitures publiques, il avait été ruiné, disait-il, par la concurrence que lui faisaient les chemins de fer, et il avait à en tirer vengeance. Outre la part qu 'il a prise à l incendie des wagons et qu'il ne décline pas, il est accusé de faits particuliers constituant le délit de menaces verbales avec ordre et celui de violation de domicile. Les bâtiments de la station étaient incendiés, la voie de fer détruite ; vingt-deux wagons, dont vingt chargés de marchandises, entièrement consumés ; Loubier était satisfait. En témoignage de sa victoire, il voulut arborer un drapeau et y coller une affiche portant ces mots : « Loubier ruiné par les chemins de fer ! A bas les chemins de fer ! Vivent les diligences ! » Pour mettre à exécution cette idée, il réunit autour de lui cinq ou six individus avec lesquels il va prendre un rail qu'on apporte en triomphe au cabaret. On l'assujettit dans une position verticale entre quatre pavés, et c est là le bâton destiné à recevoir le drapeau. Puis Loubier se détache avec deux des siens, armés de fusils, et se dirige vers la maison du sieur Prévost, imprimeur lithographe, pour lui faire imprimer l'affiche qu'il veut coller sur son drapeau. Prévost était couché ; on heurte à la porte avec violence. La femme Prévost se montre pour demander ce que l'on veut ; on lui répond en la mettant en joue qu'on vient pour faire imprimer une affiche et qu'il faut qu'elle ouvre. Prévost refuse d'imprimer cette affiche ; mais Loubier le menace, s'il n'obéit, de le tuer et d'incendier sa maison. Prévost cède a la contrainte et lui tire quatre exemplaires de son placard.
(…)



Œuvres de Émile et Isaac Pereire rassemblées et commentées par Pierre-Charles Laurent de Villedeuil, et augmentées d'une introduction, d'une biographie des auteurs, de remarques, de tables et d'un choix de documents contemporains : série G, documents sur l'origine et le développement des chemins de fer (1832-1870). Série G,Tome 3





Le Monument Flachat. 5, rue Verniquet, XVIIe ardt. Le monument donne sur le Bd Pereire où passe, à tous seigneurs, tout honneurs, le chemin de fer pour Saint-Germain. "Monument érigé par souscription à Eugène Flachat, initiateur du génie civil en France, par ses admirateurs"


L'inauguration du chemin de fer de Paris au Pecq, par Jules janin. Journal des débats, 25 août 1837

Les chemins de fer athmosphériques, par Paul Smith.


Où construire les gares de chemins de fer à Paris ?, par Stéphane Sauget


Le génie civil, n° 837, 25 juin 1898 : inauguration du monument



1 commentaires:

  1. Très intéressant, j'ignorais ces faits et leur violence à l'encontre des chemins de fer. Merci pour vos recherches et de les avoir publiées.

    Jérôme Ferri

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