vendredi 26 avril 2013

D'après la bosse




Buste de Socrate(?), moulage d'après l'antique. Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin
pour les jeunes personnes. 58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt.

Où nous nous intéressons à une maison de la Nouvelle Athènes, non parce qu'elle a abrité l'atelier d'Eugène Delacroix, puis celui d'Élie Delaunay, mais parce qu'y était installé, vers 1860, une école de dessin pour jeunes filles dirigée par Mlle Hautier (1822-1909), élève d'Eugène Isabey. Où l'on disserte sur la triste nécessité du travail des femmes, où l'on plaide pour un véritable enseignement professionnel et où l'on défend avec vigueur le dessin d'après la bosse...





C'est ainsi que ces jours-ci, dans un modeste discours, prononcé à la distribution des prix de l’École municipale de dessin de la rue Notre Dame-de-Lorette, par la directrice mademoiselle Eugénie Hautier, j'ai rencontré des vues, sur l'éducation professionnelle des femmes, qui m'ont paru d'une grande justesse et très-bien exprimées. En lisant ce petit discours, j'ai regretté de n'avoir pu voir l'exposition des dessins de cette école, afin de juger par moi-même si les résultats pratiques de l'enseignement valent les vues générales de la directrice. Mademoiselle Hautier n'est pas de celles qui poussent les femmes à embrasser des professions dans l'espoir de l'affranchissement et d'une égalité chimérique avec l'homme, mais elle se voit forcée d'admettre la triste nécessité où se trouvent aujourd'hui beaucoup de femmes, de gagner par elles-mêmes leur pain de chaque jour. Elle reconnaît que la place de la femme est dans son ménage, mais elle dit avec raison que beaucoup de femmes n'en ont point, et que souvent, lorsqu'elles en ont un, il se trouve que ce n'est pas trop d'être deux pour subvenir aux besoins de la famille. La jeune fille a besoin d'aider ses parents, la femme doit souvent suppléer le travail insuffisant de son mari. Il est évident que les métiers qui se rattachent aux arts industriels, dont le dessin est la base, offrent un champ très favorable à l'activité des femmes, puisqu'ils peuvent être exercés par elles sans quitter leur foyer, et la ville de Paris a montré une sollicitude éclairée pour les classes laborieuses, en créant, comme elle vient de le faire, plusieurs écoles de dessin pour les femmes. Malheureusement, ces écoles n'ont pas encore donné les résultats qu'on en avait espérés. Mademoiselle Hautier en dit la raison avec une sincérité rude mais salutaire. « Les femmes ont été désireuses de réussir, mais sans avoir l'énergie de travailler. » Les études auxquelles se livrent les hommes pour arriver à la moindre carrière leur paraissent arides et rebutantes. Elles veulent tout de suite jouir et gagner. Le vrai, c'est que toute femme, aussi longtemps qu'elle est jeune, garde au fond du cœur cette espérance, implantée par la nature, du mariage qui doit l'affranchir de la nécessité d'un travail professionnel. Elle attend toujours, la pauvre âme ! l'homme aimant et aimé, vaillant et dévoué qui doit la retirer de cette position anormale d'ouvrière. Elle attend; puis, quand la jeunesse est passée, il se trouve qu'il est trop tard pour apprendre un métier. Il y a de tristes vérités, mais nécessaires à dire. Quand on prend un parti, il faut le prendre complet, et les femmes qui veulent exercer une profession, ne doivent pas reculer devant les fatigues et les luttes de l'apprentissage. Partout où le travail de la femme vaut celui de l'homme, il est rétribué de même, ou, s'il ne l'est pas toujours, c'est qu'il est considéré avec une juste méfiance. Mademoiselle Hautier l'a bien fait comprendre avec une affectueuse mais sévère franchise à ses jeunes élèves, en les exhortant à continuer leurs efforts. On sent à ses paroles qu'elle a mis tout son cœur dans la réussite de son œuvre d'enseignement. Quand les femmes sont réduites à gagner leur vie, il faut, qu'en offrant leur travail, elles puissent s'adresser à l'intérêt et non à la compassion des industriels. L'indépendance ne peut être une aumône. C'est une de ces choses qui ne sont jamais données ou conférées : elle doit être conquise pour être réelle et complète.

Causerie parisienne / Horace de Lagardie (pseud. de la comtesse Caroline de Peyronnet), in Revue nationale et étrangère, politique, scientifique et littéraire. Paris, 1864.





Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin pour les jeunes personnes. 58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt.



SÉANCE DU VENDREDI 8 JANVIER 1864.
PRÉSIDENCE DE M. LE MINISTRE.
Mlle HAUTIER, directrice de l'école municipale de filles de dessin de la rue Notre-Dame-de-Lorette, à Paris.
Mme MARCHEFF-GIRARD, directrice de l'établissement professionnel de jeunes filles de la rue de la Perle, à Paris.
MAIGNEN, frère de la Congrégation de Saint-Vincent-de-Paul, directeur de l'œuvre de patronage de Saint-Vincent-de-Paul, à Paris.

Mlle Hautier est introduite.

Mlle Hautier. Lors de l'agrandissement de la ville de Paris, M. le préfet de la Seine conçut la pensée de fonder, pour les jeunes filles, une nouvelle école de dessin appliqué aux arts industriels. Il m'en confia la direction. Cette école, établie rue Notre-Dame-de-Lorette, n° 58, près de Montmartre, des Batignolles, des faubourgs Montmartre et Poissonnière, répondait aux besoins d'une population presque entièrement composée d'artistes, de commerçants et d'ouvriers. Son succès fut rapide, et dépassa les espérances de l'administration. Aujourd'hui, je puis dire qu'elle a parfaitement réussi, puisque soixante et dix à quatre-vingts élèves fréquentent les cours.
Je m'efforçai d'abord d'introduire dans cette école un bon enseignement. Repoussant les systèmes nouveaux par lesquels on persuade aux élèves qu'on peut apprendre le dessin sans peine et sans travail, j'ai suivi la méthode des grands maîtres, et particulièrement celle de Léonard de Vinci.
  Mais une chose m'a frappée pendant le cours de mon enseignement : c'est que l'administration et les familles éprouvaient une incertitude semblable sur le but à poursuivre, sur les résultats à obtenir. L'administration me demandait quel profit direct mes élèves pouvaient retirer de mes leçons ; et leurs parents venaient bien souvent s'enquérir auprès de moi de ce que leurs filles pourraient faire à leur sortie de l'école. Bref, ceux qui créaient et ceux qui profitaient étaient dans la même ignorance.
  Je compris alors que ma tâche n'était point accomplie ; que, non-seulement des écoles de dessin comme professeur je devais donner un bon enseignement à mes élèves, mais que mon titre de directrice m'obligeait encore à leur indiquer la route qu'elles devaient suivre une fois leurs études terminées ; que je devais les renseigner et les protéger au besoin après leur sortie de l'école. J'étudiai donc scrupuleusement cette question, et, au bout de quelque temps, je fus obligée de constater un fait : c'est que les élèves des écoles de dessin n'arrivaient presque jamais à rien. Tantôt par leur propre faute, tantôt a cause de la mauvaise organisation des écoles de dessin et de l'inexpérience des personnes qui les dirigeaient, les résultats étaient presque nuls.
II y a dans la carrière des arts industriels deux parties bien distinctes : la première est le dessin, la seconde l'art industriel que l'on veut exercer. Si la première partie est mauvaise, il est impossible que l'élève réussisse dans la seconde ; aussi les élèves des écoles de dessin, mal enseignées, se dirigeant elles-mêmes, cessant leurs études de dessin quand elles le jugent à propos, et sans savoir seulement si elles sont suffisamment préparées, échouent-elles presque toujours.

M. le Ministre. Il y a plusieurs écoles semblables à la vôtre dans la ville de Paris?

Mlle Hautier. Oui, Monsieur le Ministre ; elles sont au nombre de neuf, et M. le préfet de la Seine nous fait connaître, dans son dernier rapport, qu'elles sont fréquentées par deux cent vingt élèves. Or, puisque la mienne en compte cent vingt inscrites, et de soixante et dix à quatre-vingts présentes tous les jours de cours, on peut juger par là combien il y en a dans les autres.

(...)

M. le Ministre. Quelle est votre opinion sur la gratuité?


Mlle Hautier. Je n'ai jamais refusé d'admettre une élève gratuitement ; néanmoins, il est à remarquer que les élèves gratuites sont celles qui apprécient le moins les leçons qu'elles reçoivent, et qui suivent les cours de la manière la moins régulière. Mon école est animée d'un très-bon esprit ; j'ai fini par convaincre un certain nombre d'élèves de la nécessité de travailler sérieusement ; mais cela n'a pas été chose facile, car les études de dessin rebutent généralement les élèves, qui n'en comprennent pas l'importance.

M. Le Ministre. Trouvez-vous dans le commerce de bons modèles ?


Mme Hautier. On déplore souvent la difficulté de se procurer de bons modèles dans le commerce ; il y a là du vrai. Néanmoins on en trouve, et la chose la plus difficile est de les bien choisir. Je possède des modèles d'après les grands maîtres anciens et modernes, qui sont convenables. D'ailleurs, les modèles lithographiés ne servent qu'aux élèves commençantes ; lorsqu'elles deviennent plus fortes, elles dessinent d'après la ronde bosse, et nous trouvons dans les têtes moulées sur l'antique des modèles irréprochables. Ce n'est donc pas, selon moi, ce qui pèche le plus dans les écoles. Ce qu'il faut pour faire progresser l'enseignement du dessin, c'est le confier à des personnes capables de le bien enseigner.


Buste de Jules César (?),moulage d'après l'antique.
Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin
pour les jeunes personnes.
58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt.

 

M. Le Ministre. Vos élèves font-elles du dessin linéaire?


Mme Hautier. Je suis très opposée à l'étude du dessin linéaire ; je ne vois pas dans quelles professions les femmes peuvent l'employer. Si l'on considère le dessin linéaire comme élément du dessin artistique industriel, on se trompe grossièrement. L'élève perd, dans cette étude, le sentiment, la grâce, et contracte une roideur dans la manière, qu'elle conserve pendant longtemps. C'est un véritable empoisonnement.
Les élèves de mon école sont en général des jeunes filles de la classe moyenne. Le but des écoles de dessin n'étant pas encore bien déterminé, les ouvriers n'y placent pas leurs enfants. L'ouvrier veut pour sa fille un métier positif, et ne se contente pas des espérances incertaines offertes par les écoles de dessin. Il ne comprend pas ce que peuvent être ces professions industrielles dont on lui vante les avantages ; et en admettant que sa fille fasse gratuitement ses études de dessin dans les écoles municipales, où apprendra-t-elle la peinture sur porcelaine, ou tout autre art se rattachant à l'industrie; enfin où trouvera-t-elle du travail ?. . . Alors il renonce à tous les avantages problématiques qu'on lui présente ; ce qu'il veut c'est un état sûr et certain ; il préfère le métier de couturière, qui rapportant à la jeune fille de douze ans 1 franc par jour, est un secours immédiat pour la famille. Mais, hélas ! cette profession, avantageuse pour l'enfant, ne rapporte plus tard à la femme faite, et obligée de pourvoir seule aux besoins de son existence, que 1 fr. 50 cent, par jour, encore les machines viennent-elles prendre leur immense part du travail, et augmenter ainsi les chances de chômage et la durée de la morte-saison.
La nécessité d'ouvrir aux femmes des carrières nouvelles est ainsi démontrée, et ce sont les écoles de dessin qui peuvent leur en faciliter l'accès ; mais nous sommes forcée de reconnaître que les jeunes filles qui fréquentent nos écoles pour s'engager dans la carrière des arts industriels, n'arrivent presque jamais au but qu'elles se proposent, et cela par plusieurs raisons :
1° L'enseignement de la plupart des écoles de dessin laisse beaucoup à désirer ;
2° Les élèves qui ont fait de bonnes études de dessin ont rarement la possibilité d'apprendre sous la direction d'un bon maître la profession industrielle qu'elles veulent exercer ;
3° Ces deux difficultés vaincues, il en existe une plus grande encore, celle de trouver de l'ouvrage !



Amazonomachie, moulage d'après l'antique. Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin pour les jeunes personnes. 58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt.


(...)

Mon projet, et les conditions dans lesquelles je le crois réalisable, sont exposées dans un mémoire que j'ai eu l'honneur de soumettre à S. Exc. M. le Ministre du commerce, et qui contient :
1° Un aperçu de la situation des femmes qui, en France, la plus grande des nations civilisées, ne peuvent, dans aucun des métiers qu'elles exercent, gagner un salaire suffisant pour les faire vivre ;
2° L'indication de voies d'activité nouvelles que les femmes pourraient suivre, et l'exposé des causes qui, jusqu'à présent, ont empêché celles qui avaient tenté de les parcourir d'arriver à un résultat satisfaisant ;
3° Enfin, le plan et l'organisation d'une institution qui serait la suite des écoles de dessin, et deviendrait un lien entre ces écoles et l'industrie.
Cet établissement serait non-seulement une école, où les jeunes filles feraient l'apprentissage des arts industriels, mais en même temps un immense atelier, dans lequel elles exécuteraient, sous la direction des professeurs, les travaux confiés à l'école par l'industrie. Les élèves toucheraient une partie du produit de ces travaux. Cette école renverserait deux obstacles que les femmes rencontrent dans la carrière des arts industriels. Ces obstacles sont le défaut d'instruction et la difficulté d'obtenir de l'ouvrage. L'école protégerait en outre les élèves qui auraient achevé leurs études, en les patronant auprès des industriels.



Frise du Parthénon, moulage d'après l'antique. Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin pour les jeunes personnes. 58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt. ( Amazonomachie et frise du Parthénon, véritables "scies" du moulage, sont traitées dans cet autre billet )

 


C'est en s’engageant dans des carrières placées en dehors de leurs facultés, que les femmes ont échoué dans les arts industriels. Les femmes sont des imitateurs habiles, des interprètes admirables, mais elles n'ont point le génie de l'invention. En musique, les femmes ont eu tous les succès possibles, hors celui de la composition ; et si dans le roman et dans la poésie elles se sont élevées à un degré remarquable, c'est qu’elles peignaient les sentiments qu'elles étaient destinées à connaître et à éprouver : Cela n'est pas précisément de l'invention.
Je dois ajouter que, pour les modes, les modèles de nos robes, de nos chapeaux, de nos confections, sont inventés par les hommes. Les couturières, les modistes, suivent cette idée première, pour l'arranger et la modifier selon leur goût particulier.
Partant de ce principe, que l'on n'apprend bien une chose que là où elle est exclusivement enseignée, je ne serais point d'avis d'annexer des cours professionnels à des écoles de dessin. On obtiendrait un résultat à peu près semblable à celui que fournirait un lycée auquel on adjoindrait des cours de droit ou de médecine.
Si jusqu'à présent on n'a pas réussi à ouvrir aux femmes des carrières nouvelles, c'est qu'on s'y est mal pris. Comment donc confier à plusieurs personnes les essais à faire. Que l'on me permette d'exécuter moi-même mon projet ; j'ai la ferme conviction qu'avec l'approbation de la commission des écoles professionnelles et un secours du Gouvernement le succès couronnera mes efforts.


Enquête sur l'enseignement professionnel ou  Recueil de dépositions faites entre 1863 et 1864 devant la commmission de l'enseignement professionnel, Paris, 1864



Vénus (?), moulage. Entrée de l'École spéciale et municipale de dessin pour les jeunes personnes.
58, rue Notre Dame de Lorette, IXe ardt.

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