Tête de femme coiffée d'un bonnet phrygien. Immeuble construit pendant la Révolution ou le Directoire. 46, rue Jacob, VIe ardt. |
Où nous assistons à l'entrée à Paris, le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798), des monuments des arts conquis par le traité de Tolentino, où les chefs-d'oeuvre de l'Antiquité retrouvent enfin "leur véritable métropole", la capitale républicaine étant seule digne de les accueillir.
Description de la Fête nationale qui a eu lieu les 9 et 10 thermidor an 6, pour l’entrée triomphale des monumens des sciences et beaux arts à Paris.
Toujours attentifs à consigner dans cette histoire secrète de la révolution française, celles de nos fêtes nationales qui portent un assez grand caractère pour attacher les regards de la postérité, nous plaçons ici la description de l'entrée triomphale des monumens des sciences et beaux arts à Paris.
Les miracles de la révolution, les prodiges inouïs de nos armées, étonneront à jamais la postérité la plus reculée. Tout le système politique de l'Europe, sa situation géographique, ses idées sociales, ses relations diplomatiques, ses alliances, ses gourvernemens, tout a changé de face. D'antiques oligarchies ont été anéanties ; six républiques se sont élevées. Les fleuves, les montagnes ont changé de limites ; et pour qu'il ne manquât rien à ces grandes innovations, les monumens même du génie ont été transportés dans leur véritable métropole. C'étoit sans doute à Paris, dans cette nouvelle Athènes, que devoient être irrévocablement fixés ces immortels chef-d'œuvres que Rome avoit ravis à l'antique Grèce.
Qu'on cesse de nous vanter les jeux olympiques et les autres fêtes nationales des anciens peuples de l'Elide et de la Laconie ; qu'on n'offre plus à notre étonnement les pompes triomphales du capitole : celles des 9 et 10 thermidor éclipsent tout ce qu'on a vu dans ce genre. Quel plus superbe trophée, quel spectacle plus imposant et plus majestueux que celui de l'entrée et de la réception à Paris des inimitables statues de l'Apollon, du Laocoon, de l'Hercule, et des tableaux de Raphaël, du Corrège, et d'autres artistes dont les ouvrages commandent l'admiration de tous les siècles, de gravures, de dessins, de manuscrits précieux en tout genre.
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Bacchus. 39, rue Grégoire de Tours, VIe ardt. |
Telles sont les nobles conquêtes que nous devons à nos invincibles armées. Il falloit à de tels monumens une pompe digne d'eux, digne de la grande nation qui avoit su se les approprier. La cérémonie qui eut lieu à cet égard, et qui dura deux jours, ne laissa rien à désirer. Voici la description exacte de ces deux journées, qui feront une époque à jamais mémorable dans l'histoire de notre révolution, et dans les fastes des sciences et des beaux arts.
Première journée.
Le 9 thermidor, à neuf heures du matin, tous les citoyens, invités à composer le cortège qui devoit accompagner les monumens antiques et autres fruits de nos conquêtes, se sont réunis sur la rive gauche de la Seine, près le muséum d'histoire naturelle. Les chars qui portaient ces monumens, étoient ornés de trophées, de guirlandes, et d'inscriptions analogues. La marche du cortège éloit ouverte par un détachement de cavalerie, et par un corps de musique militaire.
Le cortège et les chars formoient trois grandes divisions.
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Façade de 1831 décorée d'imitations d'antiques. 3, rue Soufflot, Ve ardt. |
Troisième division.
Cette division étoit précédée d'une bannière, sur laquelle on lisoit : Beaux arts ; et le vers suivant : Les arts cherchent la terre où croissent les lauriers. ( Lavallée)
Venoit ensuite un corps composé de jeunes artistes, qui chantoient des couplets.
Après ces artistes étaient ceux qui ont obtenu des prix dans les écoles spéciales de peinture, sculpture, architecture, ou dans les différens concours ouverts par le gouvernement.
Enfin venaient les administrateurs du Musée central des arts, du Musée spécial de l'école française, du Musée des monumens français ; les professeurs des écoles de peinture, sculpture, architecture, et tous leurs élèves : ces élèves marchoient des deux côtés des chars de cette division.
Suivoit une bannière, sur laquelle on lisoit cette inscription : Monument de la sculpture antique. ...
Au-dessous de l'inscription que nous venons de citer, on avoit mis les deux vers suivans :
La Grèce les céda, Rome les a perdus,
Leur sort changea deux fois ; il ne changera plus.
Sur les deux premiers chars, on remarquoit les quatre chevaux antiques de bronze doré, qui décoroient la place de Saint-Marc à Venise. Inscription : Chevaux transportés de Corynthe à Rome, et de Rome à Constantinople ; de Constantinople à Venise, et de Venise en France.
Au-dessous de cette inscription étoient ces mots : Ils sont enfin sur une terre libre.
3.° On distinguoit Apollon et Clio. Inscription : Tous ils rediront nos combats, nos victoires.
4.° Melpomène et Thalie avec cette inscription : L'une poursuit les crimes, l'autre les vices.
5.° Erato et Therpsicore, avec cette inscription : Elles consolent et charment les mortels.
6.° Calliope et Euterpe. Inscription: De Pindare et d'Horace elles montoient les lyres.
7.° Uranie et Polymnie. Inscription : L'univers obéit, aux lois de l'harmonie.
8.° Une vestale portant le feu sacré. Inscription : L'amour de la patrie est le feu sacré des français.
9.° L'amour et Psiché.
10.° La Vénus du Capitole.
11.° Le Mercure du Belvédère.
12.° Vénus et Adonis.
13.° L'Antinous égyptien, l'Antinous du Belvédère.
14.° Le Tireur d'épine, le Discobole.
15.° Le Gladiateur mourant.
16.° Le Méléagre.
17.° Trajan.
18.° L'Hercule commode.
19.° Marcus Brutus. Inscription : Il frappa le tyran, et non la tyrannie. ( Legouvé )
20.° Caton et Porcie ; Zenon. Inscription : Il faut cesser de vivre, en cessant d'être libre.
21.° Demosthène. Inscription : Des orateurs fameux le modèle et le maître.
22.° Posidippe.
23.° Ménandre. Inscription :
La comédie apprit à rire sans aigreur,
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre.
24.° La santé. Inscription : Compagne fidèle de l'homme tempérant.
25.° Cérès. Inscription :
Que Cérès des mortels soit à jamais chérie!
C'est le premier sillon qui fixa la patrie. ( Lebrun ).
26.° Le Laocoon.
27.° L'Apollon du Belvédère.
Copie en marbre de l'Antinoüs du Capitole. Charles Léon Bourgeois, 1865. École des Beaux Arts, VIe ardt. |
Le cortège marcha dans l'ordre que nous venons de décrire, et suivit les boulevards neufs jusqu'au Champ-de-Mars. Au moment de l'arrivée d'un cortège aussi auguste, le ministre de l'intérieur, les membres composant l'Institut national des sciences et arts, et les savans et artistes qui les accompagnoient, s'avancèrent pour le recevoir, avec toute la dignité qu'exigeoit un événement aussi nouveau dans l'histoire qu'il est glorieux pour la République. Des copies des statues d'Apollon et des Muses recueillies en Italie, et des trophées formés par les attributs des beaux arts, ornoient toute son enceinte extérieure. Tous les chars furent rangés dans l'arène du Champ-de-Mars, sur trois lignes, les objets d'histoire naturelle à gauche de l'autel de la patrie, les livres et manuscrits à droite, les monumens antiques et les tableaux au milieu. Les militaires formoient un autre plus grand cercle autour des chars. Le buste de Brutus fut déposé sur un cippe, au milieu des savans et artistes qui composoient le cortège.
Le soir, la maison du Champ-de-Mars fut illuminée, ainsi que le cirque. On avoit mis des orchestres dans la moitié de l'arène située vers la rivière ; et des danses terminèrent cette première journée.
(...)
Mercure ? Bacchus ? Immeuble de la Révolution ou du Directoire. 46, rue Jacob, VIe ardt.
Mercure et Faune du Capitole. Entrée de la Galerie Véro-Dodat, 1826. 1er ardt.
Lorsque le directoire et tout le cortège eurent pris place, le conservatoire de musique exécuta une symphonie, suivie de l'invocation à la liberté. Pendant ce tems, les commissaires qui avoient été envoyés en Italie pour le choix et l'envoi des monumens, traversèrent avec les chars l'arène jusqu'à l'autel de la patrie : l'un d'eux portoit un drapeau tricolore. Les chars se formèrent en demi cercle au-devant de l'autel de la patrie. Les militaires répandus dans l'arène firent différentes évolutions et manœuvres, dans l'espace réservé entre les chars et la maison du Champ-de-Mars.
Après ces évolutions, un aérostat, orné de guirlandes et couvert d'inscriptions, a majestueusement enlevé dans les airs les attributs de la liberté et des arts, et des drapeaux aux trois couleurs.
(...)
Quelle riche moisson pour les beaux arts et les sciences ! Quelle est grande la nation qui a fait de telles conquêtes ! Quelle reconnoissance, que de palmes ne devons-nous pas aux généreux guerriers qui ont élevé la République française à ce haut degré de splendeur et de gloire ! et quel évènement que celui du transport de tant de chef-d'œuvres dans une cité, qui déjà pouvoit par elle-même s'enorgueillir de posséder des chef-d'œuvres nationaux non moins digues d'admiration ! Que d'immortels souvenirs cet évènement rappelle ! Que d'émotions diverses il inspire ! que de hautes destinées il présage ! Républiques de la Grèce et de Rome, siècles des Alexandre, des Auguste, des Medicis et des Louis xiv, offrîtes-vous jamais une semblable réunion, un aussi grand spectacle, et d'aussi nobles conquêtes ?
Histoire secrète de la Révolution française, T. 5 / François Pagès, 1800
Façade d'un immeuble de 1840. 16, rue Lemercier, XVIIe ardt. |
Le citoyen Lebrun a joint à cet hymne un chant dithyrambique.
CHANT DITHYRAMBIQUE.
Réveille-toi, Lyre d'Orphée ,
Enfante de nouveaux concerts ;
Jamais, aux rives de l'Alphée,
Pindare ne chanta des triomphes plus chers ;
Jamais plus superbe trophée
N'appela sur nos bords les yeux de l'Univers.
France heureuse, quelle est ta gloire !
Tu vois les chefs-d'œuvre des Arts,
Conquis des mains de la Victoire,
Embellir tes nobles remparts.
Dans sa course immense et féconde
Le Soleil même est fier de ton auguste aspect.
C'est de toi que sortit la liberté du Monde ;
Et le Monde vengé t'admire avec respect.
De ton char immortel préside à cette fête ,
Dieu du Jour et des Arts, radieux Apollon ;
Digne de marcher à leur tête,
Reconnais le vainqueur de l'horrible Python.
A voler sur ses pas les Muses empressées
Viennent s'offrir à nos transports.
La Nature, les Arts, le trésor des pensées
Qu'une main fidelle a tracées,
De leur triple conquête enrichissent nos bords.
France heureuse . etc. etc.
De talens créateurs quelle foule rivale ;
Guidez, sœur d'Apollon, un cortège si beau :
L'Olympe en est jaloux et n'a rien qui l'égale.
La toile a respiré sous le feu du pinceau ;
Tous ces marbres vivans sont les fils du ciseau.
Devant leur marche triomphale,
La Gloire agite son flambeau.
France heureuse , etc.
Beaux Arts, rois sans esclave, honneur de la Patrie,
Venez dans leur palais succéder aux tyrans ;
Leur trône est abattu, leur mémoire est flétrie :
De l'immortalité sublimes conquérans,
La vôtre est à jamais chérie.
Venez dans leur palais succéder aux tyrans.
France heureuse , etc.
Jadis ces merveilles divines,
Rome les enlevait aux Grecs industrieux ;
Et dans la ville aux sept collines,
Notre Mars enleva ces larcins glorieux.
Riche des dépouilles du Tibre,
La Seine triomphante et libre
Pour jamais les offre à nos yeux.
Du bonheur des Français que Rome se console
Rome a vaincu par nous le pontife et l'idole ;
Son génie est ressuscité ;
El tes fils de Brennus rendent le Capitole
A son antique liberté.
France heureuse, quelle est ta gloire !
Tu vois les chefs-d'œuvre des Arts
Conquis des mains de la Victoire,
Embellir tes nobles remparts.
La Gazette nationale ou le Moniteur Universel, 9 thermidor, an VI
Hôtel Bony, vers 1826. 32, rue de Trévise, Xe ardt.
Ah ! s'il est vrai qu'il soit dans l'homme quelques sensations qui puissent survivre à la tombe, il est doux de penser que cette pompe solennelle a pour spectateurs invisibles tout ce que la Grèce, l'Égypte et les deux Rome enfantèrent de grands maîtres dans les beaux-arts. Il semble que les siècles redescendent les temps pour célébrer un si beau jour et pour remercier la grande nation d'avoir su arracher les superbes conceptions des artistes célèbres qui les ont honorés à la rouille où les tinrent longtemps ensevelis les préjugés religieux et l'ignorance monacale. Mânes fameux ! divins génies ! dont les admirables travaux sont réunis dans cette enceinte ! répondez à la faible voix qui croit être entendue de vous : dites, lorsque vous éprouviez le tourment de la gloire, aviez-vous le pressentiment du siècle de la liberté ? Oui. C'était pour la France que vous enfantiez vos chefs-d'oeuvre. Enfin donc ils ont retrouvé leur destination. Réjouissez-vous, morts fameux ! Vous entrez en possession de votre renommée.
François de Neufchâteau. Le Rédacteur, X thermidor, an VI
François de Neufchâteau. Le Rédacteur, X thermidor, an VI
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