vendredi 22 mars 2013

Mort aux vaches




MoRt AUx VACHES [signé] L'ASTRONOME, 1890. La date est encadrée de deux flambeaux ou de deux poignards. Gravure sur mur. Rue du Sommerard, Ve ardt.

Où un ancien graffiti nous évoque deux fonctionnaires de police dont les activités, qu'on suppose atypiques, justifient le titre de ce billet






MORT-AUX-VACHES



CONSIDÉRATIONS À PROPOS DE L’AGENT RODOT DIT " MORT-AUX-VACHES "

En annonçant l’imminente mise en liberté de Monsieur Rodot, agent de police et tueur de filles, les journaux d’hier n’ont donné qu’une information incomplète.

Dès sa sortie de Mazas, l’assassin de Maria Jouin est, en effet, décidé à profiter de la notoriété qui s’attache à son cas pour fonder, en Montmartre, un cabaret artistique.

Il nous manquait.


Monsieur Rodot est un type. Bruant n’a qu’à bien se tenir. Rodot est homme à s’imposer des sacrifices : le bock ne coûtera que 60 centimes, et l’on ne se contentera pas d’engueuler le client. On le poussera, le bousculera, on lui cognera sur le museau. Tous les gens du monde viendront…

Et pour faire la pige totale à l’auteur des Bas-Fonds de Paris qui, dans la rédaction de ses romans, opère rarement lui-même, Rodot contera, au champagne, les drames qu’il aura vécus.

— Or ça, clamera-t-il, Messeigneurs, nobles pantes et belles gonzesses, on va vous la redire, l’histoire, la petite histoire de la petite fille que j’escoffiai, voici quinze ans, dans sa petite chambre… tout près d’ici !

Monsieur Rodot a de belles manières : agent de police, il fréquenta l’Élysée où il était spécialement chargé de veiller à la sécurité du chef de l’État.

Il fut le protecteur de Grévy.

Il empêcha les méchants de dévisser subrepticement la queue de billard présidentielle.

Cela, c’était son travail de jour.

La nuit, il la consacrait à ses affaires personnelles. Il donnait quelques rendez-vous.

Au contact de M. Wilson, il était devenu tellement distingué qu’il inspirait toute confiance aux dames de la rue Condorcet. On lui donnait la clef de la chambre.

Et, quand sonnait l’heure du Berger, il opérait absolument de la même façon que Vacher.

De plus, il volait ce qu’il pouvait.

On a de l’ordre dans la police.

Rodot ne laissait rien traîner. Au petit jour, lorsqu’il quittait la chambre où il avait tué, il emportait, à défaut de louis, les menus bijoux d’une bienheureuse.

Puis il allait, d’un pas léger, reprotéger le chef de l’État.

Dire que si ce serviteur vigilant, ce retrousseur, ce détrousseur n’eût plus tard démissionné, il aurait protégé, peut-être, l’austère Carnot lui-même…

L’Histoire était modifiée.

Il eût épargné des larmes. Mais nous ne connaîtrions pas le sourire de Félix Faure…

Souvent, à ses camarades, qui, avec lui, veillaient sur l’Auguste, Rodot montrait orgueilleusement une bague d’or, un porte-carte aux initiales d’argent incrusté.

Ce n’était jamais ses initiales.

— Encore un présent de ma maîtresse, lançait-il négligemment.

On est fier dans la police.

Tous les copains le jalousaient. Et seuls, les agents des mœurs semblaient être, autant que Rodot, les favoris de ces demoiselles.

Comment ce lapin fut-il pincé ?

La jalousie ! La rouge jalousie déjà indiquée. Un confrère, un autre agent, un envieux apprenant, par les journaux, les détails d’un crime récent, l’assassinat de Marie Bigot, rue Pierre le Grand, compara ces détails à ceux du meurtre de Maria Jouin que son meurtrier avéré, le brillant collègue Rodot, démissionnaire à présent, lui avait maintes fois confiés depuis une quinzaine d’années.

Ah ! le gaillard persévérait.

Le confident de la première heure sentit alors naître des scrupules — les scrupules de la quinzième année ! Il avait peut-être eu tort de se taire. Une lettre partit toute seule…

Rodot était dénoncé.

Arrestation. Mazas. Interrogatoire chez le juge d’instruction. Confrontation avec une concierge sourde et un pipelet presque aveugle, couple vaudevillesque qu’un propriétaire, capitaliste sagace, avait choisi pour la bonne tenue d’une de ses maisons meublées…

La concierge n’avait rien entendu.

Le pipelet n’avait rien vu.

Pas de preuves. Rodot triomphe. Mais comme il est joli joueur :

— Je dirai tout, daigne-t-il expliquer au juge, ne me parlez plus de Marie Bigot. C’est une affaire trop récente. Les passions sont encore trop surexcitées. D’ailleurs je n’y suis pour rien. Causons de Maria Jouin, je préfère. Vous le verrez, je suis loyal : eh bien ! oui, c’est moi qui l’ai tuée. La pauvre ! c’est à coups de mailloche… j’ai frappé au moins vingt fois sur son crâne aux longs cheveux roux, et puis j’ai serré son cou…

— Continuez, continuez, fait le juge, Rodot, vous m’intéressez.

— J’aurai tout dit en ajoutant qu’en raison même de mes aveux et de ma bonne volonté vous devez immédiatement me faire remettre en liberté et me rendre à mes chères études.

— N’allez-vous pas un peu vite ?

— Non, monsieur le juge, je connais la loi, je respecte la Loi, moi, monsieur. J’ai tué, c’est vrai ; mais il y a plus de dix ans ! Ça ne vous regarde plus. Il y a prescription… Prescription, j’en appelle au code. Je me réclame de mon bon droit. Rayez l’affaire : on ne réchauffe point ces plats froids… Vive la Justice ! Donnez des ordres…

Et voici pourquoi le Parquet fait annoncer par ses gazettes que l’ex-agent de police Rodot va nous revenir de Mazas.

Par ces temps, où la Chose Jugée ne se doit pas discuter, il est bon de causer, entre hommes, d’une chose qu’on ne jugera pas.

Notre société conventionnelle n’apparut peut-être jamais en plus imbécile posture.

Donc un traîne-loques, tout à l’heure, pour s’être approprié une cotte à la devanture provocatrice des riches et grands magasins, subira la condamnation à des années de maison centrale, tandis que l’assassin, le voleur, le policier, l’homme d’ordre, le vieux bandit pourra sourire en racontant son aventure à la terrasse des cafés.

Il y a prescription !

Quel dommage pour ce brave Vacher de s’être fait connaître trop tôt. Dix ans après, ce sous-off n’eût pas été inquiété.

J’aime l’ironie de cette situation.

On expédie les affaires courantes. On condamne à la relégation — c’est-à-dire pour toute la vie — un homme coupable uniquement d’avoir écrit un article dans un journal de combat.

Quant à Pranzini, à Prado, avec un peu plus de prudence, ils eussent, vers quarante ans, par un riche mariage, enterré leur vie de garçon — et pas dans les bras de la Veuve.

La prescription ! mais c’est superbe. C’est l’indulgence plénière.

C’est la Répression qui n’ose plus.

Le « Droit de punir » chancelle.

Comment condamner des gens à plus de dix ans d’emprisonnement si, passé ce terme fatidique, hors les geôles et loin de Deibler, on reconnaît que les contumaces — avec leurs économies, peuvent se refaire une honnêteté ?

La Vie redresse comme elle tord.

Anastay se serait amendé… bien qu’officier, c’était possible.

Parmi la douzaine de filles tuées, en ces dernières années, dont on ne trouva pas l’assassin ou pour lesquelles peut-être on guillotina quelqu’innocent, combien furent frappées par le diligent policier ? On ne le saura sans doute qu’à l’époque des successives prescriptions.

Mais tout se tient. Tout est dans tout. La correspondance saisie chez Rodot a permis non pas de prouver qu’il était l’auteur de la mort de Marie Bigot, de Louise Lamier et des autres ; mais de se rendre compte du procédé qu’il employait couramment pour entrer en relations avec de pauvres diablesses — des filles, comme on les appelle.

Et, là, M. Fernand Xau intervient.

Le directeur du Journal est méconnu comme homme de lettres : on oublie la correspondance qu’il édite hebdomadairement. Ce n’est pas une page d’amour ; mais bien trois pages de folles annonces où l’oncle réclame la tante, où des petites femmes très bien disent ce qu’elles valent à de vieux messieurs, où de jeunes marcheurs s’entraînent pour s’offrir à dame aisée, où tous les chantages se préparent, et où se trament, éventuellement, de forts galants assassinats.
Sans exciper de l’honneur d’être le collaborateur de Barrès, Rodot rédigeait souvent, dans cette partie du Journal, quelques phrases définitives. À son domicile, on retrouva plus de cent missives reçues par lui à la suite des alléchantes annonces qu’il insérait périodiquement dans cette feuille-Tellier.

— Venez chez moi, répondaient les belles, puisque vous êtes généreux, discret, venez chez moi, noble étranger ; je me parerai pour vous plaire du peu qu’il me reste, hélas ! des bijoux de notre famille. Je suis veuve d’un colonel… Viens, mon gros ; mais que personne ne le sache.

Il faut reconnaître que Rodot était discret comme la tombe.


Bien qu’il y ait, au Journal, outre le service d’un bar, celui d’une poste restante, ce n’était pas chez Fernand Xau que l’ami Rodot recevait ses lettres. Il se les faisait adresser à une autre poste privée, à cette agence du passage de l’Opéra, dénommée l’Alibi-Office.

Tout le monde connaît, aujourd’hui, cette singulière agence postale dont le directeur, Ferret, touchait à la Préfecture. Moyennant une subvention, cet aimable homme communiquait à Puybaraud les lettres de ses clients.

Il est bien certain que si les fantaisies épistolaires de Rodot n’intriguèrent jamais les quart-d’œil, c’est que la police ne voulut pas se mêler des faits et gestes d’un confrère.

La franc-maçonnerie de la Casserolle est une institution nationale. Elle est peut-être même internationale. J’imagine que Jack l’Éventreur, l’insaisissable héros des ruelles de White Chapel, est un policeman anglais.

À moins que ce ne soit l’un de ces mouchards que la France entretient, à Londres, pour se promener dans Charlotte street…

Comme un flux, l’affaire Rodot ramène des épaves à la rive, des charognes et des débris. C’est le limon d’une Société. Lettres provenant d’agences louches, annonces de journaux littéraires — écume de presse et de police.
L’histoire de l’agent, fin matois qui écrivit en ex-libris sur l’un de ces feuilletons de chevet : « Jacques Rodot dit Mort-aux-Vaches », appelle aussi une autre histoire, celle de ce sergent de ville que le jury vient d’acquitter sans la plus petite hésitation.

Le gardien de la paix Lelièvre, encore un lapin de la boîte, rencontrant dans un cabaret de la rue Turbigo une jeune femme qu’accompagnait son mari, un ouvrier, trouva plaisant d’éjaculer les plus ignobles propos. Badin, ainsi qu’on l’est dans le métier, il s’enhardit à ce point de prendre la jeune femme par la taille. Comme le mari intervenait, l’agent de l’autorité étendit le gêneur raide mort d’une balle de son revolver — de son revolver d’ordonnance.

Il n’avait tué qu’un maçon.

Cadavres de petites gens, vous pesez peu dans la balance !

Une fille de joie, un homme du peuple…

Messieurs de la Cour et du Jury ne s’irritent contre l’inculpé que s’il eût l’audace de s’attaquer à la propriété bourgeoise — au coffre-fort ou au dogme. Les non-lieux dont il est question servaient, au contraire, avec zèle. Ils étaient les fidèles chiens de garde.

Ils n’ont mordu que chair de gueux.

S’il leur fut beaucoup pardonné, c’est qu’ils avaient beaucoup servi.

Le vieux serviteur Rodot qui a rougi sous le harnois aura sa légende un jour.

On lira sa vie dans les postes.

Le policier élyséen restera l’archétype du genre, une synthèse, un symbole… L’exécuteur des malheureuses se dévouait à l’Exécutif.

Le geste protège en haut, frappe en bas.

C’est le geste du Serviteur.

(...)

Zo d'Axa. La feuille, n° 8, 1897



Couverture de La feuille, dessin d'Adolphe Willette



RODOT EN LIBERTÉ EPILOGUE DE L'ASSASSINAT DE MARIE BIGOT
Élargissement prévu. — Deux mois de prévention sans preuves. — Les recherches continuent. — A Mazas. — Mise en liberté.

Première conversation de Rodot.

Ainsi que tout le faisait prévoir, M, Louiche, juge d'instruction, a signé l'ordre, à trois heures de l'après-midi, l'ordre de mise en liberté de Rodot, l'assassin présumé de Marie Bigot, le 18 novembre 1897, rue Pierre-Legrand, et le meurtrier reconnu — de son aveu même, prétendit-on, — de la fille Jouin, rue Saint-Lazare, le 11 iuin 1883, crime prescrit depuis 1893.
Dénoncé par un ancien camarade, nommé Franger, Rodot opposa, depuis le 28 janvier dernier, date de son arrestation, d'irréductibles dénégations à M. Cochefert, qui prétendait le convaincre d'être l'auteur de la mort de Marie Bigot.
L'enquête de la sûreté, terminée depuis un mois, n'ayant amené la découverte d'aucun fait nouveau de nature à établir des charges suffisantes contre l'accusé, et le juge d'instruction, au cours de ses interrogatoires, n'ayant obtenu de Rodot aucun aveu ni aucune indication susceptible de préciser les soupçons de M. Cochefert contre l'ancien agent de l'Elysée, M. Louiche a jugé le moment venu de rendre Rodot à la liberté après soixante jours de prévention.
La situation faite à la Sûreté et au Parquet, vis à vis de Rodot est d'ailleurs tout exceptionnelle et presque sans précédent dans les annales de la procédure criminelle.
Cet homme, auquel ni M. Cochefert, ni M. Louiche n'ont pu arracher son secret, et que le chef de ia Sûreté se refuse pourtant à considérer comme un innocent, ce Rodot qui, vraisemblablement tua, pour la voler la fille Jouin en 1883, mais qui affirme avec une immuable ténacité n'avoir jamais connu ni approché Marie Bigot, parait aujourd'hui, grâce à sa fermeté, peu commune, s'être assuré une complète et définitive impunité.

L'opinion de M. Cochefert

M. Cochefert, que nous avons rencontré, hier dans. l'après midi, considère que la mise en liberté de Rodot n'équivaut pas à un, non-lieu. et il compte un jour où l'autre, tôt ou tard, mais plutôt tard que tôt, établir la culpabilité du criminel, que la. justice est pour le moment impuissante à retenir et à frapper.
Quant à Rodot, nous avons pu recueillir ses premières déclarations, après la levée d'écrou, au moment de son élargissement.
Devant ta porte de Mazas, vers sept heures du soir, nous attendons la sortie du prisonnier. Il se fait attendre.
Enfin, à sept heures et demie, nous le voyons paraître, sous la grande porte, derrière laquelle un timbre électrique signale le passage de chaque détenu libéré.
L'homme est tel que nous l'avons décrit. De taille moyenne, coiffé d'un chapeau de feutre mou noir, fatigué, revêtu d'un long pardessus marron à col de velours. Sous son bras, il porte un petit paquet de serge verte, contenant quelques nippes.
Rodot s'arrête, hésitant, sur le seuil ; où va-t-il diriger ses pas. On perd l'habitude de là liberté : et c'est encore une ivresse de marcher pour la première fois depuis si longtemps, sans gendarmes, à l'aventure.
Nous nous approchons aussitôt et, nous causons. Mais déjà Rodot n'est plus seul.
Un grand jeune homme brun, un de ses parents peut-être, l'a abordé avant nous, et semble vouloir l'entraîner rapidement vers la rue de Lyon, par la droite, loin des importuns et des journalistes trop curieux.
En marchant, la conversation s'engage et Rodot parait désireux de l'éviter, mais nous nous attachons à sa suite et sa volonté de ne parler à personne paraît fléchir. Il s'arrête près de la station de voitures et nos questions se pressent, rarement suivies de réponses toujours lentes, indécises, faites comme à regret avec une extrême prudence.
Une interview
- Vous voilà donc libre, complètement libre ?
- Oui.
- Où vous rendez-vous maintenant, chez .Mme de Manoury, rue de l'Arc-de-Triomphe, ou bien chez votre sœur, Marie Louise, rue de Monceau?
- Je ne puis vous dire, car le ne sais encore ce que je ferai. D'ailleurs je suis fatigué de ma longue détention. J'ai plusieurs courses à faire, et quelques personnes à voir: permettez-moi de prendre congé..
Rodot fait mine de s'éloigner avec son compagnon qui insiste discrètement pour rompre les chiens.
Nous reprenons :
- Pourriez-vous nous donner quelques renseignements sur l'enquête de la Sûreté et sur l'instruction qui aboutit aujourd'hui à votre mise en liberté ?
- Ce soir, je désire parler le moins possible. J'ai beaucoup de choses à dire, mais pas maintenant.
- Une dernière question : Est-il vrai que vous ayez fait des aveux à M. Cochefert, en ce qui concerne l'assassinat de Maria Jouin, parce que la prescription vous était acquise pour ce crime ?
Rodot hausse les épaules sans mot dire.
- Et votre camarade Franger, quel est le mobile qui l'a poussé à vous dénoncer?
- Oh! celui-là, c'est un malheureux qui fait pitié à voir et à entendre.
- Resterez-vous à Paris ou bien, comme on l'assure, songez-vous à vous expatrier ?
- Je resterai à Paris, aujourd'hui plus que jamais.
Cependant le mystérieux jeune homme brun qui n'a cessé de manifester son impatience au cours de cette rapide conversation, presse le départ de Rodot, qui semble partagé entre le désir de le suivre et celui de se ménager une bonne presse.
Il nous assigne hâtivement un rendez-vous pour le lendemain, sans toutefois nous indiquer son adresse et nous répète en nous quittant, que la plupart de ses déclarations à M. Cochefert, ont été mal comprises, mal interprétées et retournées contre lui.


La Lanterne, n° 7651, 14 germinal, an 105 [3 avril 1898]



http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5769218h



UN GARDIEN DE LA PAIX ASSASSIN

(…)
Laissez-moi d'abord vous exposer les faits.
Le mercredi 10 septembre 1879, vers huit heures du soir, une dame Thiéry, logée à proximité, passant rue de la Chapelle, au coin de la rue du Pré-Maudit, déserte à cette heure et plongée dans l'obscurité, y voit un grand diable d'homme en casquette de soie et en blouse de conducteur de bestiaux, penché vers le ruisseau. Intriguée par ses allures, elle le suit de loin dans ses évolutions et ne le perd pas de vue jusqu'au moment où il disparaît dans les solitudes enténébrées du boulevard Ney. Elle revient alors sur ses pas, examine l'endroit où l'homme s'est penché, y trouve, engagé dans une bouche d'égout, un paquet qu'elle retire et qui contient de la viande fraîchement coupée. Elle s'inquiète d'un agent. Précisément survient le gardien Hardy à qui elle remet sa trouvaille. Tous deux la portent au commissariat mais prennent en cours de route l'avis d'un boucher et d'un pharmacien qui sont d'accord pour reconnaître, dans cette chair dépouillée de sa peau, le fragment d'un bras humain. On prévient le commissaire de police du quartier. Il fait procéder dans les égouts à des recherches qui amènent la découverte de soixante-dix-sept débris nouveaux. Trois sont repris aux mains d'un chiffonnier qui les colportait pour les vendre, comme de la viande comestible.
Même diligence du côté de la Sûreté. Les inspecteurs ont bientôt retrouvé dans le fossé des fortifications près de la poterne des Poissonniers, une main, des doigts de pied et des fragments anatomiques qui attestent le sexe masculin de la victime.
Le cadavre est reconstitué dans son entier. Il ne manque plus que la tête et un morceau qu'on ne retrouvera jamais par la bonne raison qu'un purotain de la zone l'ayant ramassé soigneusement empaqueté, comme un morceau de veau tombé du filet d'une ménagère, l'a fait cuire dans sa baraque et s'en est régalé en famille.
Le commissaire de police a passé la majeure partie de la nuit en vaines recherches pour identifier le cadavre, ce qui ne l'empêche pas d'être présent à son bureau à neuf heures sonnant, heure d'ouverture, pour y recevoir la déclaration de Mme Thiéry à laquelle il a donné rendez-vous. Cette dernière, invitée à préciser le signalement de l'homme à la blouse, dit. qu'elle ne le connaît pas, mais qu'en l'examinant à la lueur d'un bec de gaz, elle a été frappée de sa ressemblance avec un gardien de la paix désigné couramment sous le sobriquet du « Bel Homme». C'est le sobriquet qu'a valu à Prévost, de la part des commères du voisinage, sa plastique avantageuse, et cette circonstance qui a servi à le démasquer démontre une fois de plus les inconvénients de se distinguer du commun.
Il était bien imprévu de voir un gardien dans cette affaire, mais si sceptique que se montrât d'abord le commissaire, il ne pouvait se dispenser d'envoyer chercher Prévost qui se trouvait de service aux chantiers de la gare du Nord. Prévost se présente en uniforme sans rien perdre de son assurance. Mis en présence du témoin qui incline de plus en plus à le reconnaître, il déclare qu'il est victime d'une méprise et que l'on n'a qu'à se renseigner pour établir que, de repos la veille, il n'a pas bougé de chez lui. En attendant les vérifications nécessaires, le commissaire demeurait perplexe, lorsque Prévost commit la maladresse légendaire des criminels qui, après des miracles d'ingéniosité, se font bêtement pincer, la main dans le sac, par un enfantillage. Au moment où la confrontation close, on ne lui demandait plus rien, il s'avise d'énoncer cette énormité : « Comment pourrait-on m'avoir vu impasse du Pré-Maudit. je ne sais même pas où ça se trouve? » Or, l'impasse du Pré-Maudit faisait partie de son « îlot ». Il y avait opéré une arrestation la veille. Son rapport, où le nom de l'impasse du Pré-Maudit était inscrit en toutes lettres, s'étalait encore sur le bureau du commissaire. Sa réflexion stupide équivalait à un aveu, M. Lefébure était fixé. Il tenait le coupable ou tout au moins l'un de ses complices. Il n'avait plus qu'à tirer le fil qu'il avait dans la main pour débrouiller tout l'écheveau. La clarté fut vite faite et le crime reconstitué dans ses moindres détails.
Prévost, pris à son propre piège, confessa son crime. Sa victime était un courtier en bijouterie, un nommé Lenoble, connu dans les postes où il offrait: aux agents des montres qu'il leur vendait à tempérament. La veille, Prévost lui avait donné rendez-vous chez lui, en lui recommandant de se munir d'une boîte d'échantillons bien fournie. Lenoble se présente dans la matinée. Prévost était absent. Il se met à sa recherche et ce n'est que sur le coup de midi qu'il le voit déboucher d'une rue adjacente.
Il lui offre l'apéritif que l'on déguste en badinant, puis tous deux s'engagent dans l'allée du n° 75 de la rue Riquet où Prévost demeurait. Dans la chambre, Prévost examine les bijoux. Il choisit une chaîne et un médaillon d'une valeur de 240 francs qu'il s'engage à payer par mensualités, mais profitant du moment où le bijoutier, assis à la table, prépare le libellé de l'engagement, Prévost l'assomme avec une boucle de tender qu'il s'est procurée aux ateliers du chemin de fer du Nord. Il dissimule la boîte aux bijoux sous les couvertures du lit, déshabille le cadavre et se met en devoir de le dépecer. En quelques heures tout est terminé, le sang épongé, la chambre remise en ordre, les débris empaquetés, sauf la tête qui retrouvée aurait servi trop vite à faire identifier le cadavre, et que Prévost cache dans sa marmite. A 6 heures du soir, il redescend, en blouse, avec son panier. Un collègue rencontré s'inquiète de ce qu'il porte et Prévost sans se douter du quiproquo répond négligemment : « Je déménage un ami ». Il va dîner chez son traiteur habituel, mais refuse la viande qu'on lui offre avec un geste de dégoût. Visiblement le plat l’écœure. Il n'a pas faim, il demande du raisin. On ne peut lui en fournir. Il sort en acheter chez le fruitier d'en face, mais le raisin non plus ne passe pas. Il lui trouve un « drôle de goût » et comme il s'en plaint, le gargotier en mâche quelques grains pourvoir. Le raisin lui paraît excellent. « C'est vous qui sentez drôle », dit-il en plaisantant et Prévost pâlit. L'enfant de la maison, un bambin de six ans, vient jouer autour du panier, déposé sur la banquette. Il veut soulever le couvercle. Prévost, pris d'une fureur subite, lui applique un soufflet si violent que les parents s'exclament. Le geste surprend de la part d'un homme si doux d'ordinaire et tandis que les récriminations pleuvent, Prévost, après avoir vérifié le contenu de son panier, se lève sans répondre et s'éloigne dans la nuit.
Le lendemain matin, descendant de chez lui pour prendre son service de six heures, revêtu de son uniforme, il fend la presse, au bas de l'escalier, des locataires rassemblés qui commentent le crime annoncé par les journaux, et déclare froidement : « Je m'instruirai au poste auprès de mes collègues et je vous donnerai des nouvelles en rentrant à midi ». Il rentra plus tôt qu'il ne pensait, mais sous escorte, accompagné du commissaire de police qui venait procéder aux constatations d'usage.
Sa culpabilité établie, Prévost fut expédié au dépôt, puis à Mazas. Au cours de sa détention, on se souvînt qu'une de ses maîtresses avait disparu, une nommée Adèle Blondin. Or, détail piquant, c'était Prévost lui-même qui, le 27 février 1876 (dimanche gras) était venu signaler sa disparition au commissariat. De là, à supposer qu'il en avait usé avec elle comme de Lenoble, il n'y avait qu'un pas facile à franchir. Prévost, après bien des hésitations, finit par avouer ce second crime. Il avait assassiné sa maîtresse pour lui voler une chaîne d'or qu'elle portait au cou. Il en avait dépecé le corps dont il avait jeté les débris, suivant sa méthode, dans l'égout, ne gardant que la tête qu'on retrouva sur ses indications, enterrée sur le talus des fortifications, boulevard Ney, près du bureau d'octroi. Prévost habitait alors rue de l'Évangile et sa fenêtre ouvrait sur le poste. C'est, pour ainsi dire, sous les yeux de ses collègues, qu'il avait accompli son forfait.
Prévost fut condamné à la peine de mort qu'il subit le 19 janvier 1880. (C'étaient les débuts de Deibler). Il faisait un froid intense — - 5°. 

Les médecins légistes l'avaient déclaré responsable. M. le Dr Broca, après autopsie du cadavre, disait : « Prévost appartient à la catégorie des criminels intelligents ». Nous allons voir en examinant la vie de Prévost ce qu'il faut penser des affirmations de M. le Dr Broca.
Victor Prévost était né à Mormant (Seine-et-Oise), le 11 décembre 1836. Il était bien constitué d'apparence, mais affligé d'une voracité insatiable. Il avait toujours faim. Ses parents s'en débarrassent de bonne heure et le placent dès l'âge de quatorze ans comme apprenti chez un treillageur de la rue Saint-Jacques. Son patron, homme brutal, le maltraite, et, pour le punir de sa voracité qu'il prend pour une manifestation de gourmandise, rogne chaque jour sur sa portion de nourriture. Prévost, qui ne peut supporter ce régime, trouve moyen de se libérer et passe au service d'un patron boucher, métier qu'il exercera jusqu'en 1855, époque à laquelle la conscription le réclame. A cause de sa grande taille, il est incorporé au 40, puis au 2e régiment de cuirassiers de la Garde avec lequel il fait la campagne d'Italie. A l'expiration de son congé, il contracte un nouvel engagement volontaire de sept ans. Quatre ans plus tard, il passe à l'escadron des Cent-Gardes, institution d'élite dont il fait le plus bel ornement. Il n'en sort que pour entrer dans le corps des sergents de ville ( licencié en 1870 et bientôt rétabli sous le nom de gardiens de la paix ), aux appointements annuels de douze cents francs.
Prévost jusqu'alors avait fait figure d'excellent sujet. Bien noté de ses chefs, il avait rapporté du régiment un certificat de bonne conduite et la médaille d'Italie.
Au physique, c'était un gars splendide, d'une force extraordinaire, mesurant 1m,84 de taille, au visage sympathique, orné d'une fine moustache en pointe. Il se faisait remarquer par une distinction naturelle de gestes et de maintien. Dans sa déposition en Cour d'assises, le commissaire de police Lefébure dit que Prévost était considéré comme un bon camarade, mais que ses collègues lui faisaient grief de les humilier par sa belle prestance.
Au moral, il était considéré comme un serviteur modèle, sobre, exact, enclin à rendre service. « Je voudrais, dit Mme de Staël, que l'on demandât aux criminels s'ils ont aimé les enfants, et je suis sûr qu'ils répondraient : non ! ». Sa perspicacité est ici en défaut. Prévost aimait les enfants, les choyait, les caressait. Il lui advint, en dehors de ses heures de service, de s'offrir pour reconduire à leurs parents des enfants égarés auxquels il payait en route de menues friandises. Tout jeune, errant en courses dans Paris, il aidait les commis à décharger leur fardeau. M. Macé, l'ancien chef de la Sûreté qui l'a connu, nous dit qu'un jour, voyant, au jardin du Luxembourg, un grand garçon enlever l'accordéon des mains d'un frêle enfant, il s'empara à son tour de l'instrument et le remit au légitime propriétaire. Maintes fois, dit-il encore, on surprit Prévost poussant rue de la Montagne-Sainte-Geneviève des voitures à bras tirées par de chétifs apprentis hors d'haleine.
Prévost s'est signalé au régiment par sa bonne tenue, à la guerre par ses exploits. Il se signale comme gardien de la paix par des actes de dévouement. Il arrête un cheval emporté. Il se jette à l'eau pour retirer du canal un batelier qui se noie.
Comment supposer que ce garçon dévoué et serviable, respectueux comme pas un de la discipline, allait devenir un professionnel de l'assassinat et que peut-être il l'était déjà puisqu'une de ses maîtresses avait disparu ?
(…)
Prévost, en dépit de ses apparences saines, était un malade. Sa faim insatiable était déjà l'indice d'un vice de constitution. Il offrait d'autres anomalies. Dans sa déposition en cour d'assises, M. Lefébure note que lorsque Prévost était seul, il lui arrivait parfois de se livrer à des excentricités, En pleine rue, il pirouettait sur lui-même. Il obéissait à des impulsions soudaines. Il était taciturne comme tous ceux qui sont la proie d'un démon malfaisant. Il était calme d'ordinaire, mais à la moindre contrariété, un flot de sang noir inondait ses tempes et gonflait les veines de son cou. Ses collègues n'osaient ni le railler ni le contredire, tant son visage prenait alors une expression qui faisait peur. Ses yeux s'allumaient d'une flamme sournoise. On contait que pour se venger des mauvais traitements de son premier patron, le treillageur, il avait profité de ce qu'il posait, un jour, une grille au-dessus d'une courette, pour simuler un faux mouvement, faire basculer l'échelle et jeter l'homme dans le vide.
Deux choses le fascinaient, l'or et le sang. Il ne pouvait passer devant un étal de boucher sans s'y délecter et sans en renifler l'odeur avec une joie sauvage.
La façon dont il se fit garçon boucher établit à ce point de vue son étrange disposition. On l'avait envoyé en cours. Il est dans la rue témoin d'un accident. Un jeune garçon vient d'être culbuté par une voiture de laitier. C'est un commis boucher qui portait un clayon chargé de viandes. La viande roule à terre. Prévost la ramasse et sans même soupçonner que le clayon pèse 250 livres, le met sur sa tête et le porte d'un pied allègre chez son destinataire établi boucher rue Mouffetard. A peine est-il entré à l'étal qu'il n'en veut plus sortir. C'est l'heure du coup de feu. Les commis s'emploient à décercler et à détriper les bêtes fraîchement assassinées. Le sang gicle de toutes parts ; les os broyés résonnent. Les pieds glissent au milieu de détritus gluants. L'air est plein d'une odeur de massacre. Prévost se sent envahi d'une ivresse délicieuse. Tout son être s'épanouit. Il a trouvé son élément. Il ne peut s'empêcher de prendre part à la besogne, ce qu'on accepte d'autant plus volontiers, qu'en raison de la presse, on manque de bras. Il saisit un couteau et ce novice se met à décortiquer un cuissot de veau, avec l'adresse d'un vieux routier. « Gardez-moi! », dit-il à l'étalier, qui du premier coup d’œil a flairé un tempérament et qui est enchanté de l'aubaine, mais il y a un obstacle. Prévost est lié par traité à son patron treillageur. Qu'à cela ne tienne ! Le boucher ne veut pas lâcher l'occasion. Il va trouver le treillageur, le décide à un échange de commis. Le soir même tout était réglé et Prévost ceignait, avec une joie délirante comme s'il se fut agi d'un trophée, la pierre à aiguiser et le tablier professionnel.
On saisit là l'état latent de sa criminalité dont nous avons encore d'autres indices.
Le brigadier Valentin, chargé du service de l'ordinaire de l'escadron des Cent-Gardes, rapporte qu'il avait surpris plusieurs fois Prévost soustrayant à l'office des morceaux de viande crue qu'il dévorait à pleines dents. Prévost aimait à se faire raconter par un de ses camarades de régiment, qui avait pris part à l'expédition du Mexique et à la guerre de contre-guerillas que nous avions été forcés d'organiser là-bas, les exploits d'un brigadier-sapeur de turcos que l'on avait institué exécuteur des hautes œuvres et qui était chargé de pendre séance tenante, les rebelles pris les armes à la main, et Prévost ne cachait pas, pris d'un sentiment de jalousie à l'égard de ce turco, qu'il aurait « aimé prendre sa place ».
Sa conversation était celle d'un esprit fruste. Elle était pour ainsi dire nulle. Quand il sortait de son mutisme, c'était pour dire des banalités ou des niaiseries, mais il s'échauffait et devenait loquace chaque fois que la conversation roulait sur un assassinat. Il lui revenait souvent aux lèvres : « Couper la cabèche c'est du velours ». On avait retenu, dans les postes, cette expression pour l'en railler. Méténier l'a recueillie dans un de ses contes. On n'y attachait pas d'ailleurs d'autre importance. Les yeux de Prévost s'allumaient quand on parlait devant lui de l'assassin Billoir qui avait coupé en morceaux le cadavre de la fille Le Manach ou du dépeçage de la vieille laitière par Barré et Lobiez. Comme on s'exclamait d'horreur autour de lui, il énonçait froidement : « Tailler dans de la chair humaine, ça ne me ferait pas plus d'effet que de débiter du mouton ou du veau », et il ajoutait à l'adresse des assassins qu'il méprisait probablement pour s'être laissé pincer : « C'est des mariolles, ils ne savent pas s'y prendre ». Sans doute s'applaudissait-il en secret, d'avoir mieux réussi à se couvrir de l'impunité, puisqu'à ce moment il avait déjà sur la conscience, l'assassinat de sa maîtresse Adèle Blondin et peut-être deux autres, dont le mystère n'a jamais été éclairci celui de la belle Espagnole et celui d'un agent du XVIIIe arrondissement, son collègue, disparu un beau matin avec sa montre, sans tambour ni trompette.
L'affaire de l'Espagnole constituait un dossier secret qui resta ignoré de l'accusation. Il y avait prescription d'ailleurs. C'est M. Macé qui l'a exhumé postérieurement dans sa série des Crimes passionnels (Charpentier, édit.). L'affaire du gardien resta sans solution, faute de preuves suffisantes. Et Prévost avait aussi la frénésie des bijoux, non pas des bijoux délicats, enrichis de pierres fines, des chefs-d’œuvre de joaillerie, mais des bijoux massifs, des colliers, des chaînes, des gourmettes, des montres, des bagues à chatons énormes, dites chevalières. Les diamants ne lui disaient rien, mais le reflet de l'or brutal l'attirait comme un aimant. Il s'arrêtait longtemps à l'étalage des orfèvres. Cette passion affectait chez lui un caractère si maladif, qu'il s'amusait à demander l'heure aux passants, rien que pour avoir l'occasion de voir une seconde briller l'or d'une montre à ses yeux.
Lorsqu'il était de permanence au poste, il avait toujours un prétexte pour emprunter et passer en revue les montres de ses collègues, il les examinait, les maniait, les palpait en tous sens, les posait devant lui sur la table et s'y abîmait dans une longue contemplation muette.
(...)
Toutes mes observations paraissent s'évanouir aux yeux de certains, en regard de ce fait que Prévost a perpétré ses crimes avec un sang-froid extraordinaire. « Comment, disent-ils, aurait-il cédé à un coup de folie quand il les a préparés de longue main avec une ruse et d'infinies précautions ? Pour ce qui est de Lenoble, notamment, on le voit se procurer une scie à découper et exiger pour s'assurer de son bon fonctionnement, que le commerçant en fasse l'épreuve devant lui. Il s'ingénie à truquer sa chambre. Il y dispose, pour tapis, une toile imperméable destinée à absorber le sang répandu. Il a pris soin de faire provision d'eau pour ses lavages. Il en a rempli tous ses ustensiles jusqu'à son vase de nuit. Et puis il y a contre lui qu'il a tué par cupidité, passion plus maniable que toute autre à notre discrétion. Il a assassiné Adèle Blondin, peut-être uniquement, pour lui dérober un tour de cou, mais il n'a pas manqué de rafler ses économies. Il a assassiné Lenoble pour lui voler sa boîte d'échantillons et les montres qu'elle contenait. Il y a là une relation de cause à effet qui établit chez Prévost une possibilité de calcul, une faculté de raisonnement. »
Soit ! mais alors Prévost raisonnait comme Gribouille qui descend dans le puits pour éviter d'être mouillé et rien ne suffit mieux à démontrer l'infirmité de son jugement.
On nous dit que Prévost avait des besoins d'argent et qu'il a été amené au crime pour les satisfaire, mais le gardien Doré avec lequel il entretenait commerce d'amitié et qu'il avait pris pour confident, me disait : « Prévost n'avait qu'un mot à dire pour nager dans l'opulence. C'était un enjôleur de femmes. Il en fréquentait de très riches qui se seraient fait une joie de lui sacrifier leur fortune, mais s'il acceptait des dîners et des parties fines, il repoussait l'argent et les cadeaux. Il se serait cru déshonoré en les acceptant. Il fallait voir l'air indigné avec lequel il s'exclamait : « Est-ce qu'elles me prennent pour un barbeau ? »
— Mais, fis-je. Prévost devait se trouver fort à l'étroit avec ses maigres appointements ?
— Moins encore que nous tous, car il était plus sobre. Il ne crachait pas sur « l'article», mais il n'avait qu'à se baisser pour en prendre, et ça ne lui coûtait rien. Je ne crois pas d'ailleurs, bien qu'on en ait dit, qu'il fut extrêmement porté de ce côté. Il besognait ferme plutôt par complaisance et pour se débarrasser des sollicitations importunes que par véritable besoin. Il y a des requêtes qu'un homme bien élevé ne refuse pas. Il donnait des coups de reins comme on donne un coup de mains pour rendre service aux gens dans l'embarras. Pour le reste, il était soigneux de ses vêtements qu'il faisait durer indéfiniment comme par miracle. D'ailleurs, même en vêtements usagés, il avait toujours l'air d'un « prince ». Il mangeait considérablement et là-dessus il ne fallait pas lui en promettre, mais outre qu'il était invité souvent à dîner par ces dames, il satisfaisait ses fringales à bas prix jusque dans les plus infimes gargotes. Il mangeait n'importe quoi. Tout lui était bon ».
Que Prévost fût un homme à bonnes fortunes, il n'y a pas à en douter. Tous les témoignages concordent à ce sujet. Dès son adolescence, il exerce, à son insu, d'effroyables ravages. C'est sa fatalité, son ver. Lorsqu'il était garçon boucher, il dut maintes fois changer de place parce que ses patronnes s'amourachaient de lui au grand désespoir de leur mari. Lorsqu'il était Cent-Garde et qu'à l'attrait de sa plastique heureuse s'ajoutait le prestige d'un costume flamboyant, il allait comme un jeune dieu traînant tous les cœurs après soi. Les mœurs n'étaient guère sévères à l'époque. Il se voyait accablé de prévenances et de billets doux de la part non seulement des professionnelles de la galanterie, mais des dames du grand monde. Plus d'une s'oublia dans ses bras. Il se laissait faire et dorloter comme un grand enfant et bien loin d'en tirer fatuité ni profit d'argent, il s'étonnait, comme le berger d'Offenbach que ces déesses eussent de si drôles de façons.
L'impératrice, à qui était revenu le bruit de tant de folles escapades, descendit un jour dans le jardin des Tuileries où elle le savait de garde pour l'examiner de près. « C'est une belle statue ! » dit-elle à Mme Canette qui l'accompagnait. C'est sans doute ce mot de « statue » sans cesse prononcé autour de lui qui faisait dire à Prévost : « Descendu de cheval, je suis statue ». Il voulait dire qu'il savait s'immobiliser pendant des heures, selon les prescriptions de la consigne. Ce jour-là même, le prince impérial qui suivait sa mère, avisant ce colosse élégant, pétrifié sous l'armure, en fut sans doute impressionné à sa manière, puisque, s'en approchant, il vida dans l'entonnoir de ses bottes une boîte de dragées qu'il tenait à la main. Prévost condamné à l'impassibilité n'en sourcilla même pas, à ce point que la souveraine et son auguste entourage ne purent réprimer un franc éclat de rire. Dès ce jour Prévost, destiné à la célébrité sous toutes ses formes, avait sa légende. C'était le « Cent-Garde aux dragées ».
Même sous l'uniforme plus modeste de gardien de la paix, Prévost continuait à exercer son pouvoir inconscient de conquérant. Sa beauté faisait scandale. Son officier de paix M. Hamon, disait : « J'étais bien embarrassé de Prévost. J'étais obligé à chaque instant de le changer d'îlot parce que les boutiquières s'enflammaient à son passage ce qui mettait la dis- corde dans les ménages. J'avais cru bien faire de l'affecter comme planton au square de la Chapelle. Sa présence suffisait pour mettre la tête des bonnes à l'envers et je reçus des plaintes collectives des parents qui se plaignaient qu'elles abandonnassent pour le suivre, les enfants confiés à leur garde. Alors on l'exila dans les chantiers de la gare du Nord où il n'y avait que des hommes. »
Au moment même où il assassina Lenoble, pour le dépouiller de sa boîte d'échantillons, Prévost était harcelé par une demi-mondaine en vogue, éprise de lui à ce point qu'elle ne reculait pas de venir le voir, dans son taudis, en brillant équipage, couverte de diamants dont le moindre, en prix, surpassait de beaucoup, toute la médiocre orfèvrerie du malheureux courtier. Elle offrait en vain à Prévost de la suivre, dans un château qu'elle possédait en province. Il n'y voulut jamais consentir. Le bellâtre recevait chaque matin des déclarations d'amour qu'il déchirait, parfois sans les lire, d'un geste indifférent. Le jour de son arrestation, on en trouva dans son calepin. Plusieurs n'étaient pas décachetées. En voici une que je donne à titre d'échantillon : on m'excusera de n'en citer qu'un fragment :

... J'ai calculé mes chances de bonheur, elles sont douteuses. Tu es jeune, superbe, et je frise la quarantaine. Pourtant, si j'avais la bonne fortune de tomber sur un homme de cœur, il s'attacherait à moi, me devant tout. Afin de prolonger mon rêve, je ne chercherais point à découvrir ses défauts, encore moins ses qualités de peur de les voir s"amoindrir. Je veux d'abord satisfaire ma passion pour toi, car cette passion-là, préférable à toutes les autres, est l'essence de la nature humaine.
La lettre, non signée, était accompagnée de
ces vers, écrits de la même main :

RÉVEIL

Au cloître voisin l'heure sonne,
Un bruit vague s'est répandu
Tandis que près de nous personne
Ne troublait ton rêve éperdu.

Entre les rideaux, l'aube passe,
Sous ton cou, je glisse ma main,
Attirant le front que j'embrasse
Chaque soir jusqu'au lendemain.

Auprès de ta tête penchée,
Qu'éclaire ce reflet du jour
Je recueille, à demi-couchée
Tous tes profonds soupirs d'amour.

Ton ensemble, que je détaille,
Voluptueuse à satiété,
Révèle ta superbe taille
Exubérante de santé.

Il n'est point de formes pareilles,
De muscles puissants, vigoureux,
De sang vif ni de chairs vermeilles
Capables de tressaillir mieux.

Sans regret, sans peur, sans détresse
J'ai changé l'avenir brillant
Contre ton regard qui caresse
Quel homme en pourrait dire autant?

Prévost repoussait la plupart de ces avances par un scrupule, somme toute, honorable. Étrange mentalité toutefois que celle qui lui faisait préférer à une libéralité librement consentie, le pauvre gain tiré d'un assassinat. Adèle Blondin raffolait de Prévost. Elle ne demandait pas mieux que de partager avec lui ses économies. Elle se fut fait gloire de lui abandonner sa chaîne d'or, s'il en avait manifesté le désir, mais lui pensait sans doute comme le flibustier du poète normand Levavasseur :
Ce qu'on reçoit n'a pas le goût de ce qu'on prend, Le seul aspect d'un bijou lui donnait des palpitations, mais il voulait le ramasser dans le sang. Notez que dès qu'il en était le maître, il n'y tenait plus. Il s'en débarrassait à vil prix, au petit bonheur, chez les fripiers du voisinage. Jamais il n'en portait et, comme on lui en faisait la remarque, il répondit peu galamment : « Les bijoux, c'est comme les femmes, la possession suffit pour vous en dégoûter. »
Si Prévost eût été capable de la moindre réflexion, il aurait puisé là une maxime de sagesse. Il se serait abstenu d'acheter si cher un repentir. Comme tous les criminels-nés, cet homme offre un surprenant mélange d'enfantillage et de rouerie. L'habileté avec laquelle il perpètre ses crimes lui est soufflée par un mauvais instinct. L'instinct sait toujours ce qu'il veut et fait bien ce qu'il fait, soit qu'il pousse la plante à se frayer un chemin dans le sol, le castor à bâtir sa hutte, le poète à écrire un chef-d’œuvre ou le criminel à exécuter son forfait, mais son but rempli, tout rentre à la mesure commune. Quand Prévost agit sous l'impulsion de l'instinct, il agit en maître. Dès qu'il redevient lui-même, il témoigne d'une maladresse à faire pitié. On l'a vu trébucher dans sa réflexion stupide : « Je ne sais pas même où se trouve l'impasse du Pré-Maudit ».
Libéré de son démon, il stupéfie par sa candeur. Il suffit pour lui faire avouer l'assassinat d'Adèle Blondin, en l'absence de toute preuve matérielle, de faire appel à sa loyauté :
— Un gardien de la paix ne doit pas mentir. Ce serait déshonorer l'uniforme.


Gardien de la paix dans une activité plus orthodoxe. 1938. Vitrail de Maurice Tastemain. Hôtel de Ville, IVe ardt.


Rendu à lui-même, il est pris de scrupules. Il n'a rien d'un Lebiez ni d'un Barré qui proclament froidement le droit à l'assassinat. Dans sa cellule, il a des remords, des hallucinations terribles. Il voudrait se tuer. Il songe à se casser la tête contre les murs. Il s'étonne de sa lâcheté et qu'une force mystérieuse le paralyse. Après sa condamnation, il n'a plus qu'une idée : « Se racheter par une mort courageuse ». Il écrit à son frère : « J'ai tant pleuré que je ne trouve plus de larmes. Je regrette d'avoir déshonoré ma famille. Je veux me réhabiliter par ma mort » ; mais en regard, que de nouveaux signes d'inconscience ! Il s'applaudit d'être resté humain jusque dans l'accomplissement de ses crimes. Il fait remarquer qu'il a pris soin d'assommer ses victimes du premier coup, sans les faire souffrir. Après cela, qu'il les ait dépecées, c'est un détail insignifiant, puisque la sensibilité n'existait plus. Son recours en grâce rejeté, entre les mains du bourreau, il s'inquiète encore de savoir à combien se montera le taux de sa pension de retraite ! On le croit sombré dans la démence, mais non, il se redresse, plein d'énergie, refuse le verre de rhum qu'on lui apporte pour le soutenir, et dit : « Pourquoi me ligoter? Vous n'avez rien à craindre. Je saurai marcher d'un pas ferme à l'échafaud ». Près d'y monter, tourné vers les hauts dignitaires de la Préfecture de Police, témoins de l'exécution, il leur crie, dans un élan de contrition ces paroles que l'on n'attendait guère et qui prouvent combien l'esprit de corps était profondément enraciné chez ce vétéran des armées impériales :
— Je demande pardon à l'administration !
(...)
[le dernier crime de Prévost eut lieu en 1879]

 Souvenirs de police : au temps de Ravachol / Ernest Raynaud, 1923



La psychologie de Prévost n'a pas seulement intéressé le commissaire-poète Ernest Raynaud
La cervelle du gardien de la paix / Jean-Marc Berlière

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