vendredi 16 juin 2017

Candidats excentriques et députés déments





Paraphrasant la célèbre préface du Parapluie de l'escouade d'Alphonse Allais, compère du Captain Cap,
nous précisons qu'il ne sera pas question dans ce billet du moindre Captain et que la question si
importante du Cap n'y sera pas abordée. De même, nous laisserons de côté les lopettes et antilopes
et autres candidats fantaisistes célébrissimes. Affiche de 1893.




Timbrés, excentriques, fantaisistes, gais, farfelus, originaux, fumistes, depuis que le suffrage universel ou prétendu tel existe, les qualificatifs n'ont pas manqués pour désigner les candidats vraiment hors du système. 
Voici une modeste brochette de déments, d'illuminés ou de précurseurs (c'est assez souvent la même chose) qui ont exercé ou tenté d'exercer leurs talents à Paris.
Et, hier comme aujourd'hui, certains ont même été élus !



Dès 1848, les fous sont lâchés ! Les Murailles révolutionnaires d'Alfred Delvau, 1849







Les médecins aliénistes ont observé que les périodes électorales amènent une recrudescence des cas de folie. Je ne sais, en effet, quelles idées saugrenues flottent, à ces moments fiévreux, dans l'air que l'on respire. On voit surgir de tous côtés des candidatures isolées, déroutantes et mystérieuses. Quelle aubaine pour les toqués et les incompris ! Auteurs de quelque découverte invraisemblable, inventeurs de panacées politiques et sociales, rêveurs de Salentes impossibles, sans autre recommandation que leur foi en eux-mêmes, en des circulaires inouïes, remplies de considérations incohérentes, ils en appellent à la bienveillante justice de leurs concitoyens.

Depuis trente ans, je suis avec curiosité ces singuliers candidats. On rit d'eux : je me contente d'en sourire, et, à dire vrai, je les préfère à ces pitres, à ces fantoches, à ces polichinelles, à ces pupazzis de la politique, pour qui le mandat de député n'est qu'un moyen de vivre sans rien faire.

Les "candidats toqués" se contentent de peu. Pourvu qu'ils puissent enfourcher leur dada, prendre leur marotte et en agiter les grelots, ils sont heureux.



Excentriques disparus / par Simon Brugal (Firmin Boissin), 1890







Horace de Boudrant (1881)




Foudre et paratonnerre !



1881. --M. de Boudrant – Horace II, précisait-il, – homme de lettres, publiciste, négociant, auteur dramatique, membre de cinq sociétés savantes, enfant du Berry comme George Sand, son illustre maître, habitant le quartier des Halles centrales depuis 1866, se présentait comme candidat républicain radical, intransigeant et légitimiste universel. Son drapeau est le drapeau blanc fleurdelisé de nos aïeux, avec la cravate rouge des revendications. Et M. Boudrant interpellait en ces termes les électeurs :

Peuple mon frère, disait-il, que veux tu ? être heureux ! Qu'est-ce que je veux, moi ? ton bonheur ! Jusqu'à ce moment tu n'as eu qu'un os à ronger. Mais ton sort va changer, car tu vas nommer pour ton député l'homme de génie qui a nom de Boudrant, que tout le monde connaît et dont la puissante parole bouleversera la Chambre et le monde !… Foudre et paratonnerre ! La France est sauvée !... Vive le bonheur !...

Parmi ses revendications nommons ceci : 

Le mandat de député gratuit. 

On plantera des arbres fruitiers le long de toutes les routes, pour en distribuer les fruits aux pauvres.

Revendications qui n'étaient pas si mauvaises, au demeurant !

Gaston Picard







Carte de vœux avec les armes du candidat Boudrant



Paulin Gagne



Citons Paulin Gagne en passant. S'il a fait couler moins d'encre qu'il n'en a lui même répandu, ce polygraphe journalophage est suffisamment célèbre pour ne pas encombrer ce billet de ses fantastiques élucubrations versifiées.


Thiers prétend vous verser dans des brocs précieux
Le nectar du bonheur qui coule dans les cieux.
Pour atteindre ce but plein d'or et de tonnerres,
Étouffons, s'il le faut, tous les partis contraires.


UN MAIRE DE PONTOISE, à M. Thiers.

Dites-moi, Monsieur Thiers, quels sont les droits qu'auront
Les décentralisés qu'on élève au plafond?

THIERS, très-embarrassé.

Les décentralisés!... feront d'amples ribottes,
Et du Petit-Poucet prendront les grandes bottes.

(Tonnerre de bravos et d'applaudissements.) 









Paulin Gagne, par Gill. L'éclipse, 9 mai 1869. Gallica.bnf.fr



Député de la Haute-Vienne, le général Brunet n'aurait rien à faire dans ce blog si, en 1872, il n'avait tenté, sans doute le képi tourneboulé par l'année terrible, de faire passer une curieuse proposition de loi : bâtir un temple au Christ au sommet du Trocadéro !
Passée cette toquade, il redevint l'ennuyeuse culotte de peau célèbre pour la longueur et la monotonie de ses discours qu'on avait toujours connue. Il était par ailleurs un bon spécialiste des questions militaires.
Mais cette intervention qui l'a tant fait moquer était-elle si excentrique ? Ne déclarait-on pas dans le même temps d'utilité publique la construction d'un temple, pardon, d'une basilique, au Sacré-Cœur sur une colline voisine ?




M. le président. La parole est à M. Brunet pour le dépôt d'une proposition.

M. Jean Brunet. J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de l'Assemblée une proposition ayant pour objet de faire déclarer que la France se voue au Christ. (Bruit et interruptions diverses. — On n'entend pas !).

Une pareille proposition entraîne avec elle l'urgence. (On n'a pas entendu!) .je vous demande la permission de vous en lire le texte.

(Lisez ! lisez !) Dieu, dans sa justice, a frappé la France de châtiments terribles.

C'est que la France, l'épée de Dieu et la rédemption des nations, s'était laissé corrompre par les impies, les ruffians, les rhéteurs et les histrions. (Rires et applaudissements à droite.) M. Hervé de Saisy. Très-bien ! très-bien ! Continuez !

M. Jean Brunet. C'est aussi que la France abandonnait ses enfants les plus purs, les plus capables et les plus dévoués, et qu'elle en était même venue à méconnaître et à insulter le Christ qui la comblait de bienfaits. (Adhésion à droite.) l’abîme où elle, Aujourd'hui, du fond de l'abîme ou elle est plongée, la France veut-elle continuer a errer au milieu des ruines et des ténèbres, à se heurter contre les conspirations, les violences, les vanités, les âpretés, les ignorances, les affaissements et les hontes de toute sorte ?

Ou bien la France veut-elle virilement se relever, pure et féconde, pour sortir du chaos actuel et marcher en pleine lumière dans la voie du salut?

Or, si la France est fermement décidée à se régénérer, ne lui faut-il pas évidemment un principe capital, dont l'influence rayonne sur tous ses efforts?

Et ce principe, le cherchera-t-on dans les agitations sectaires qui viennent du bas-fond des prétentions humaines pour aboutir à l'athéisme ? (Rumeurs à gauche.) A droite. On l'a vu !

M. Jean Brunet. Ou bien ce principe, venant d'en haut, sera-t-il l'ordre pacificateur paternel et souverain de Dieu lui-même?

En un mot, la France veut-elle continuer à se perdre dans les vapeurs malsaines des vanités de toute sorte ou bien se sauver, en rentrant avec fermeté dans la voie du Christ universel?

Là est la question vitale qu'il faut résoudre immédiatement, car le glaive du châtiment est toujours suspendu sur notre tête.

En conséquence, l'Assemblée nationale décrète : « Art. 1er. - La France, voulant sortir de peine et se régénérer, se voue complètement à Dieu le tout-puissant, et à son Christ universel. » (Mouvements divers.) « Art. 2. - En témoignage de son dévouement inébranlable, la France élèvera un temple dans l'intérieur de Paris, sur la hauteur qui fut appelée, à deux reprises, la place du Roi-de-Rome.

« Art. 3. — Le temple du Christ, de même que l'étendard de la France, portera cette devise du salut universel : Dieu protège la France.

Le Christ est vainqueur, règne et commande.

Un membre. C'était l'exergue de nos anciennes monnaies !

Un autre membre. Oui, Christus vincit, régnat imperiat !

M. le président. M. Brunet a la parole pour motiver sa demande de déclaration d'urgence.

M. Jean Brunet. Messieurs, la proposition que je viens d'énoncer entraîne avec elle son caractère d'urgence, du moment qu'elle est soumise à l'Assemblée souveraine de la France, de la France qui fut à travers les siècles, le grand soldat du Christ.

Au point de vue des travaux de l'Assemblée cette urgence résulte encore de ce fait que cette proposition parait entre deux années d'une nature et d'un but très-différents : l'année qui vient de finir a été pour nous une série de travaux extraordinairement pénibles et douloureux, qui ont eu pour but seulement de mettre un appareil sur les plaies saignantes de la patrie, de replâtrer les fissures et d'étayer le brèches d'un édifice vermoulu.

Un membre au centre gauche. Bornez-vous a un développement sommaire!

M. Jean Brunet. L'année qui commence, au contraire, a pour but de reconstituer la France, et cette reconstitution doit se faire sut une base nouvelle, large et féconde. Toutes les institutions doivent être réorganisées, et pour ce travail considérable, il faut absolument uI1 esprit supérieur, et cet esprit ne peut être que l'esprit du christianisme. 1 Cela étant, il faut absolument que la France se hâte de manifester sa foi religieuse, au moment même où l'on ose répandre dans le monde que la France n'a plus de religion.

Je demande donc, en présence de ces conditions, que l'Assemblée déclare l'urgence de ma proposition de dévouement au Christ.

M. le président. M. Brunet demande déclaration d'urgence.

Je la mets aux voix.

(L'urgence est mise aux voix et n'est pas déclarée.) M. le président. L'urgence n'étant pas déclarée, la proposition est renvoyée à la commission d'initiative parlementaire. 
 
Journal officiel de la République française
, 12 janvier 1872 







Adolphe Bertron (candidat à tout de 1848 à 1885)

 




D'Adolphe Bertron, on se demande surtout comment il a bâti sa fortune. De l'enlèvement des boues de Paris paraît-il, boues dont il prétendait extraire une huile comestible... Toujours est-il qu'elle était assez considérable pour lui permettre de lotir un vaste terrain à Sceaux dans lequel il entendait créer quelque zone pavillonnaire utopique avec des maisons toutes identiques et des habitants tous heureux.
Ses idées économiques étaient ingénieuses : l'État, sous son gouvernement, aurait été tenu d'acheter à prix fixe la production des citoyens. Généreux lui-même, il offrait aux passants les productions de ses vergers.
Autre particularité de Bertron, son féminisme : non seulement il veut les femmes électrices et éligibles, mais il entend leur réserver tout le Sénat.
Des idées qui, ont le voit, ne pouvaient le mener bien loin : ayant brigué tous les mandats et jusqu'à la présidence du Mexique, il fut un temps conseiller municipal à Sceaux.
Sa manie d'inviter à ses réceptions la reine Victoria, Bismarck ou le Tsar, qui n'avaient pas même l'élémentaire politesse de lui répondre fit beaucoup pour sa notoriété.



Adophe Bertron le "candidat humain"


Le « Candidat humain » se doit à l'humanité, — cela va de soi. Aussi s'est-il présenté à la réunion de la presse au Grand-Hôtel, où l'on a eu la cruauté de ne pas l'accueillir et a-t-il adressé à ses amis et féaux — qui, malheureusement pour lui, ne seront jamais ses électeurs — la carte suivante à l'occasion du nouvel an :




 


 
Cette déclaration était assez éloquente pour se passer de commentaires. Néanmoins le Candidat Humain, homme nébuleux mais tenace, a tenu ce qu'on comprît bien sa pensée. C'est dans ce but qu'il a donné avant hier un grand dîner au café Riche. L'assistance devait être brillante et nombreuse, si j'en juge par les invitations, et l'« ami et défenseur du genre-humain » avait bien fait les choses. Il avait envoyé à Verdier un chevreuil entier et deux énormes paniers de raisin—provenant des serres de ses propriétés d'Arcueil-Cachan ; de plus Chevrier avait sorti de ses caves les vins les plus anciens et c'est Benoît qui s'était chargé de veiller au service. Car, fait qu'on ignore, le « Candidat Humain », qui déclare que « l'or est une chimère» est plusieurs fois millionnaire, et c'est dans un domaine quasi-seigneurial qu'il habite le plus souvent...
Adolphe Bertron qui joue sérieusement et sans désespérance les candidats inamovibles depuis tantôt trente-six années consécutives, et qui est l'heureux successeur et le légitime héritier du père Gagne, n'avait pas dépensé moins de huit cents francs à envoyer des invitations par télégrammes. Situation oblige — et notre candidat ne pouvait lésiner !
Rois et roitelets, princes et principicules avaient tous été invités par lui ; c'est ainsi que la dépêche suivante avait été adressée à l'empereur d'Allemagne — qui avait dû en être b...igrement flatté !
(...)
Bertron est arrivé au café Riche accompagné d'une jeune fille aux cheveux de jais, aux joues roses à fossettes, aux larges yeux troublants, et à la mine éveillée.
— La femme est tout, me dit-il d'abord. Les hommes, c'est de la canaille..
— Merci, lui répondis-je simplement, en faisant un signe approbatif qui n'était qu'un hommage rendu à la jeune personne qui l'accompagnait et qui riait sous cape.
Mais Bertron, s'adressant à Benoît :
— La reine Victoria est venue ?
— Pas encore, monsieur.
— Et l'empereur Nicolas ?
— Nous ne l'avons pas vu.
—Sapristi, j'espère que Bismarck n'a pas manqué!.
— Je crois qu'il est retenu à Berlin.
Alors, Bertron me regardant :
— J'attendais cent personnes, au nombre desquelles M. Grévy — que je déteste en tant qu'avocat et qu'homme politique, mais qui est de mes amis ; — nous ne serons que huit. Mais cela ne fait rien, nous serons huit honnêtes gens ! [Me présentant à un invité.) Tenez, monsieur que voici est le plus grand médecin du monde : il a guéri d'un cancer à la matrice ma bonne, que tous les Esculapes du monde croyaient perdue. Quoique ingénieur, il a trouvé le moyen de supprimer la Maladie, sous toutes ses formes !

 
(...)


 
Le dîner commença. J'ai dit qu'Adolphe Bertron, qui a gagné une très grosse fortune dans le commerce de la teinturerie - il est, dit-on, plusieurs fois millionnaire - avait mis les petits plats dans les grands.
— Vous occupez-vous d'agriculture? me demanda le candidat humain, tandis que nous dégustions un certain Château-Latour capable de rendre fous les plus raisonnables.
— Non, pas précisément. ,
— Vous devriez vous en occuper.
— C'est qu'il est un peu tard, pour commencer.
— Il n'est jamais trop tard pour bien faire !
— Possible ; mais je crois que si je commençais maintenant à faire de l'agriculture, je risquerais fort de-mourir sur la paille.
— Pas avec mon système qui se résume en ce mot : la gratuité. Voyez-vous, il faut qu'on me nomme d'abord conseiller général, puis sénateur et président de la République !
J'ai un secret pour guérir le mal moral comme Monsieur en a un pour guérir le mal physique : il s'appuie sur l'Humanité. Avec moi, tout sera humain, et il n'y aura plus de gouvernement ! Quant aux femmes, elles seront tout, — tout — tout !.
Je suis allé à Londres étudier les rouages gouvernementaux. Le prince de Galles ne pouvait pas me quitter ; entre nous, il m'ennuyait même un peu, parce qu'il n'était pas à la hauteur de ma conversation. Beau pays que l'Angleterre! Je le connais admirablement. Je n'y suis resté que deux mois, mais j'avais pour interprète un brave garçon qui m'a bien servi, et qui m'a coûté seize mille francs, c'est-à-dire un peu cher. 

 
(...)


Particularité d'Adolphe Bertron : il fut le premier candidat à orner ses affiches d'un portrait.
Une de ses initiatives les plus excentriques selon ses contemporains. Revue encyclopédique, 1er janvier 1898




Il était près de minuit quand le dîner prit fin. Le délire était à son comble. Je partis serrant la main au « Candidat humain », qui me dit mystérieusement :
— Je rentre au Palais de l'Humanité, et demain, matin je vais écrire à Grévy et à Bismarck. C'est mal à eux de n'être pas venus.Si Wilson n'avait pas été à Tours, c'est lui qui ne nous eût pas fait défaut !. Je vous donne rendez-vous aux élections. Je me porte candidat partout et pour tout : Sénat, députation, conseil général! J'enverrai ma photographie à tous les électeurs de France, avec ma profession de foi. Ce sera alors le triomphe du candidat humain!
— Le pauvre diable ! Pensai-je ; quelle folie lui a traversé le cerveau, et par combien de farceurs ne doit-elle pas être exploitée!.
Mais quand je fus sorti et que l'air froid m'eut rappelé au sentiment exact des choses extérieures :
Après tout, me dis-je, il ne ferait pas plus mauvaise figure à la Chambre que pas mal de gens que j'y connais. J'en sais d'aussi fous que lui qui y hurlent, — et le Candidat Humain aurait au moins cet avantage sur eux que c'est un bon type et que c'est un brave homme! 
 
Fernand Xau



 


Une affiche d'Adolphe Bertron. Malgré ses innombrables tentatives, il ne remportera qu'une élection :
conseiller municipal de Sceaux de 1877 à 1881.





Sous l'Empire, pour mieux frapper les électeurs, M. Bertron avait imaginé un moyen original. Il prenait deux fiacres, les faisait charger de paniers de raisin à la halle ; puis, se rendant dans les rues populeuses à midi, à l'heure du déjeuner, il disposait ses deux fiacres de façon à barrer complètement le chemin, moins un petit passage où il se trouvait, offrant à chaque ouvrier un raisin et un bulletin de vote. Deux acolytes faisaient la chaîne de façon à ce que ses mains fussent toujours pourvues. Cependant la circulation se trouvait interrompue, la police se fâchait, M. Bertron était mené au poste, puis conduit à la Préfecture. Mais il recommençait dès le lendemain. On le ramenait à la police, toujours souriant et tenant en main raisins et bulletins de vote.
Il disait à l'officier de paix : « Eh bien, M. Carlier, c'est encore moi! »
Puis, lui offrant une grappe, il ajoutait : « En désirez-vous? » 

Lorédan Larchey


Le Monde illustré, 15 août 1885 




Etienne Robinet (1893)

 



Etienne Robinet, « premier travailleur du monde, demandant la République universelle et indivisible », ainsi qu'il s'intitule en son placard, est commissionnaire à Passy, au coin de la rue Raynouard et de la Grand'Rue.

" II ne sait, dit le Moniteur universel auquel nous empruntons ce récit, ni lire ni écrire et ne possède pas de fortune. II n'a pas de comité qui le patronne et cependant il aspire à l'honneur de représenter le seizième arrondissement. Pour faire connaître sa candidature, il n'a pas eu recours aux méthodes ordinaires, mais il a employé d'abord le moyen original suivant : Revêtu d'un costume de piqueur, il s'est mis à sonner du cor de chasse, et, quand les badauds ont été réunis, il s'est mis à leur débiter sa profession de foi. Il a répété cet exercice pendant plusieurs jours de suite. Cela n'a pas été sans quelque inconvénient. Parfois les sergents de ville intervenaient et conduisaient Robinet au poste ; mais celui-ci exhibait son récépissé de déclaration et il était mis en liberté. »

Comme tout candidat qui se respecte, l'honnête commissionnaire avait cependant cru devoir adresser un appel à ceux dont il briguait les voix. C'est là un monument de douce folie que le Livre et l'Image ne saurait passer sous silence. En voici donc quelques passages :

« C'est à mon travail que je dois d'être ce que je suis, et je peux redire avec Victor Hugo : « J'ai du cœur jusque dans la tête, ma haute intelligence a des entrailles. » Je ne suis pas un grand écrivain comme Mme de Sévigné et Voltaire. Mais comme orateur, je suis plus fort que Mirabeau, et jusqu'ici, je n'ai pas porté de costume de prince. J'ai toujours eu des dispositions pour la parole. Je défends en ce moment les Droits du Peuple et je ne suis salarié par personne. Je suis à marier, je serais heureux de donner ma main à une honnête femme d'origine française ou européenne ; je l'épouserai civilement, sans consentement, quatre témoins et nos parents suffiront. Ce que j'ambitionne, c'est le ralliement de toutes les puissances, y compris Guillaume et Crispi. »

Parmi les fumistes fin de siècle, ce brave commissionnaire illuminé, plus à plaindre qu'à blâmer, se trouvera ainsi avoir une place particulière, grâce avant tout au costume pittoresque que le Livre et l'Image, revue documentaire, tenait à conserver pour les chercheurs de renseignements de l'avenir. 






Etienne Robinet




Paschal Grousset (1895)

 

 


Avec Paschal Grousset, nous sommes devant un cas proche par certains côté de celui de Jean Brunet : il s'agit en effet d'un député qui mène une vie parlementaire ordinaire. C'est en 1895 qu'il propose, le plus sérieusement du monde, de creuser sous Paris une immense excavation afin d'en faire une attraction touristique, de résoudre le problème de l'alimentation en eau en découvrant une hypothétique "Mer de Cornouailles" et d'utiliser la chaleur du noyau terrestre pour fournir en énergie appartements et entreprises. 
Génie visionnaire précurseur de la géothermie ou simple fada ? Après tout, nombre de décisions de la Commune, jugées scandaleuses ou excentriques en leur temps, sont entrées dans nos mœurs à tel point qu'on juge à leur tour fadas ceux qui les contestent aujourd'hui.
Mais une courte biographie de ce député s'impose :
D'abord polémiste proche d'Henri Rochefort, Paschal (il est Corse) Grousset est nommé à 27 ans délégué aux affaires extérieures de la Commune de Paris, nomination qui lui vaut une déportation en Nouvelle-Calédonie. Avec Rochefort, déporté lui aussi, il s'évade en 1874 et s'installe en Grande-Bretagne où il survit de sa plume. Il vend à Hetzel et Verne le sujet des 500 millions de la Bégum, écrit des récits de science-fiction sous le pseudonyme d'André Laurie et cosigne avec Jules Verne l'Épave du Cynthia. Il a publié 65 livres sous cinq noms de plume.
Candidat radical-socialiste en 1893, il devient député du XIIe ardt. Il sera trois fois réélu, jusqu'à sa mort en 1909.
C'est en 1895 qu'il soumet à la commission chargée de préparer l'exposition universelle de 1900 son vertigineux projet.



Le Trou de M. Grousset

M. Paschal Grousset est un homme qui finira par faire son trou : insurgé bouillant, évadé célèbre, fort convenable professeur, sportsman influent, député bruyant, il cherchait encore sa voie quand l'idée lui vint, un beau jour, de se diriger vers le centre de la terre.

Il ne lui manquait absolument, pour s'embarquer, que la bagatelle de quinze millions ; c'est un peu plus que les cinquante centimes de Bilboquet et, même en ce temps de mine d'or, on ne trouve pas comme cela, tout de go, des quinze millions pour fouiller le sol. Mais M. Paschal Grousset ne s'embarrasse pas pour si peu. Il en a vu bien d'autres et il poursuit son idée avec la sérénité de tous les grands inventeurs.

A vrai dire, il ne nous promet pas pour ces quinze millions-là de nous mener directement au centre de la terre : ce serait donné ! mais il se fait fort de conduire les visiteurs de l'Exposition universelle à une profondeur de 2,000 mètres où, sans augmentation du prix, ils trouveront tout installée une ville de féerie, dont les rues seront formées par d'innombrables galeries, attractions multiples a tous les étages et distractions en rapport avec la température des différentes couches : panoramas à l'instar des régions arctiques, sous la glace artificielle ; coupes géologiques du sous-sol parisien ; mines de houille, de fer, de diamant et d'or : en un mot. Transvaal chez soi ; paysages des pays tropicaux et même paysages de régions tempérées, communs dans la banheue de Paris ; il y en aura pour tous les goûts. Eclairage électrique. Téléphone. Théâtrophone.

Enfin assure le programme des fêtes de cet Eden souterrain, ventilation et sécurité parfaite.

Cette précaution ne sera pas superflue, car vous m'avouerez qu'il serait fâcheux qu'un coup de grisou malencontreux flambât quelques milliers de badauds venus là pour passer un moment agréable ; mais sera-t-elle suffisante, cette sage précaution ? il est permis de se le demander quand on songe que malgré les mesures les plus minutieuses, — et, quoi que l'on prétende, ils n'en négligent aucune, étant gravement intéressés à éviter une catastrophe, - les ingénieurs des mines sont impuissants à parer au danger de la petite conflagration des gaz telluriques.

M. Paschal Grousset, qui est d'humeur aventureuse, objectera peut-être que le goût de la foule pour les émotions fortes s'accommodera fort bien de ce risque à affronter et que c'est un gage de plus pour le succès de l'entreprise. Je n'en suis pas moins convaincu qu'un grand nombre de gens préféreront s'en tenir aux périls qu'on encourt à ciel ouvert ; en tout cas, on a de fortes raisons de croire que la Préfecture de police, si justement sévère pour l'organisation des moyens d'évacuation dans les salles de spectacles, y regardera à deux fois avant de permettre que des milliers de bonnes gens s'engouffrent dans ce barathre, d'où l'on remontera plus difficilement encore que l'on ne descend du théâtre de la Renaissance.

Il est vrai de dire que M. Paschal Grousset ne nous présente pas sa trouée de quinze millions comme un simple divertissement à l'usage des badauds : ce serait une erreur de croire que cette petite excursion vers le centre de la terre sera tout bonnement un petit voyage d'agrément pour Cook's Tourists : l'utile y sera joint à l'agréable, car l'organisateur de la tournée se propose résolument d'en profiter pour s'assurer, de visu, si le feu central, dont on nous entretient depuis les temps les plus reculés, est une vulgaire plaisanterie de fumiste, ou si l'on peut raisonnablement compter sur lui comme sur un réservoir de force, de lumière et de mouvement?

En un mot, s'il est possible de l'utiliser pratiquement pour actionner les matières, chauffer les appartements et faire bouillir la marmite. Ce n'est pas que je sois curieux, mais je ne serais pas fâché que l'on nous renseignât exactement là dessus et il faut reconnaître que ça vaut le voyage.

D'ailleurs, ce n'est pas seulement du feu que M. Paschal Grousset veut aller chercher là-bas ; il prétend également nous en rapporter de l'eau, et, ce qui est plus rare, de l'eau buvable, sans microbes, persuadé qu'il existe sous nos pieds une vaste nappe liquide (l'Océan des Cornouailles de la géologie, dit le prospectus), pouvant, à l'aide d'engins élévatoires, alimenter d'eau potable une capitale assiégée. Un simple coup de téléphone : « A l'eau ! A l'eau ! » et voilà qu'on nous envoie de là-dessous tout le liquide nécessaire à notre alimentation et même à nos ablutions ; c'est le tub assuré pour tous et la douce certitude que le Nouveau-Cirque pourra continuer ses pantomimes nautiques même dans le cas improbable d'un investissement de Paris. Cette eau n'est pas de la petite bière.

Tout cela est, sans doute, fort tentant ; mais, d'accord avec une foule de bons esprits, — car on a déjà répandu sur ce projet plus d'encre que n'en contiendrait l'Océan des Cornouailles, et je suis bien en retard pour vous dire mon humble avis, — je me permets de penser que l'on pourrait faire des quinze millions de M. Paschal Grousset un usage plus judicieux que de les enfouir à 2,000 mètres de profondeur au-dessous du niveau du Champ de Mars.

(...)

Le Journal
, 3 avril 1895





Quand on élit comme député un auteur de science-fiction, il ne faut pas s'étonner
qu'il propose de creuser sous Paris une cité souterraine pour quinze millions de francs.
Ill : http://www.comune.modena.it/museofigurina










Fénelon Hégo (1902-1906)

Peu de chose à dire sur Fénelon Hégo, modeste tapissier qui se présenta plusieurs fois aux législatives dans son quartier de la Goutte d'Or. Ses propositions semblent en faire un précurseur de Ferdinand Lop : un original encouragé par de joyeux farceurs qui lui tiennent lieu de comité de soutien. En 1902, Alfred Jarry a consacré quelques réflexions à son ingénieux projet de prolongation du chemin de fer de ceinture.

 



Au moment où sur les murs de la ville sont affichés d'innombrables papillons multicolores annonçant aux électeurs les noms et les vertus des candidats, il est dans le quartier de la Goutte-d'Or un placard fascinateur avisant le peuple de l'extraordinaire candidature de Fénelon Hégo 1er, roi honoraire du Congo.

Nous avons hier rendu visite à ce souverain. Sa Majesté cardait un matelas devant sa porte, 39, rue d'Oran. Sur sa poitrine brillait l'emblématique fleur de lys. Avec un indulgent sourire, un visage illuminé d'apôtre, il nous reçut fort courtoisement, non sans une solennelle grandeur.

-- Vous le voyez, je suis un modeste travailleur. Mon métier de matelassier m'aide à vivre. Et pourtant je suis un ingénieur méconnu, aux grandioses conceptions. Mon chemin de fer aérien révolutionnera le progrès moderne. Il a été approuvé par feu mon illustre cousin, Sa Majesté Léopold II. Le roi des Belges m'honora de sa bienveillante amitié et me fit don de 42.000 francs pour la réalisation de mon admirable projet. J'ai des titres secrets qui me confèrent l'honneur de régner sur les noirs congolais.

Si je me présente à la députation dans le quartier de la Goutte-d'Or, c'est que je compte donner au peuple de France une législation nouvelle, aux incomparables bienfaits. Voici les points principaux de mon programme. Suppression de l'indemnité parlementaire, avec cette restriction : les élus mangeront, coucheront et boiront à l'œil chez leurs électeurs ; suppression du Sénat ; les députés seront ministres à tour de rôle, pendant une période de quinze jours ; droit de vote et d'éligibilité pour les femmes ; suppression de tous les impôts de consommation ; mariage des membres du clergé ; suppression des cris des marchands des quatre-saisons ; suppression des inondations à venir. Lorsqu'une crue serait prévue on étendrait sur le fleuve une vaste nappe de pétrole, on y mettrait le feu ; l'eau, grâce à ce procédé génial, se dissiperait en vapeur.

S. M. Fénelon Hégo 1er nous tint longtemps sous le charme abracadabrant de sa parole. Son comité l'a surnommé « l'homme infernal ». Aux grands jours, sa royale poitrine s'adorne de décorations prestigieuses. Il eut l'insigne honneur d'être statufié vivant sur une place d'Anvers. Deux fois déjà il se présenta à la députation. En 1902, il obtint 70 voix ; en 1906, 217 électeurs votèrent pour lui. Il espère que leur nombre ira toujours croissant et qu'à lui seul il révolutionnera un jour la France.

Tandis que nous le saluions bien bas, de nombreux hégoïstes » --ainsi se dénomment ses partisans-- criaient à pleins poumons : "Vive le roi Hégo Ier !"

Le Matin, 17 avril 1910







Charles Marest (1910)



Charles Marest illustre à merveille un aspect souvent négligé des candidats excentriques. En effet, quoi de plus excentrique jusque dans les années vingt qu'une femme qui prétend se mêler de politique ? Les textes moqueurs abondent qui ironisent sur les députées en jupon et les électrices, la seule féminisation des mots député et électeur suffisant à assurer au journaliste un effet comique.


Aussi la suffragette Marguerite Durand, dont la candidature a été rejetée parce qu'elle était une femme, décide-t-elle de présenter Charles Marest, un domestique de sa famille affligé de débilité qu'elle exhibe lors d'une réunion électorale. Elle entend démontrer ainsi l'absurdité de la loi électorale. Déjà, les indigné(e)s s'indignèrent, mais la démonstration était faite.



Un candidat idiot dans le 9e arrondissement


La cour de cassation vient de rendre un arrêt que ne manqueront pas — c'est déjà fait — d'exploiter certains candidats plus ou moins fantaisistes.

Un juge de paix de Savoie avait jugé qu'un idiot ne pouvait voter. La cour de cassation a infirmé ce jugement en expliquant que « la faiblesse d’esprit (voire l'idiotisme constaté par le juge), lorsqu'elle n'a pas motivé l'interdiction, n'est pas incompatible avec la jouissance du droit électoral, tel que le réglemente le décret du 2 février 1852. »

Prenant texte de cet arrêt, une candidate féministe, Mme Marguerite Durand, qui sollicite les suffrages des électeurs d'une circonscription du neuvième arrondissement de Paris, a suggéré à un innocent, M. Ch. Marest, l'idée de se présenter. Des affiches à ce nom ont été apposées sur les murs de cette circonscription et avant-hier, au théâtre des Deux-Masques, Mme Marguerite Durand exhibait le nouveau candidat avec lequel, avait-elle annoncé, elle devait avoir une conférence contradictoire.

Au début de la réunion, où se pressait un public nombreux, Mme Marguerite Durand expliqua que puisque les femmes n'étaient ni électeurs ni éligibles et que les hommes, sans exception d'intelligence ou de capacité le pouvaient être, elle avait fait choix d'un candidat.

Elle ajouta, en montrant M. Marest : « Voici le phénomène médical que j'ai l'honneur de vous présenter. Il a trente ans. Il est fils d'alcoolique. Je l'ai recueilli jadis et élevé. C'est un être doux et inoffensif qui sourit. »

Le public, trouvant la plaisantera quelque peu cruelle, commençait à maugréer, mais Mme Marguerite Durand rassura son auditoire : « Le sujet, dit-elle, est incapable de rien comprendre. Il est même amusé de se trouver là. Qu'il serve au moins de leçon de choses pour démontrer l'absurdité du suffrage improprement appelé universel, et de certain arrêt rendu par la cour de cassation. »

Le calme se rétablit et la séance continua.

Le féminisme, on le voit, n'engendre pas la mélancolie !

Le Radical, 15 avril 1910






Affiche de Marguerite Durand et son député "innocent". Bibliothèque Marguerite Durand.





Edmond Toussaint (1893-1898)






Le cas d'Edmond Toussaint montre que la fin d'une carrière de député n'empêche nullement d'entamer par la suite celle de dément. Considérablement enrichi, l'ancien député socialiste sombre dans une avarice sordide qui cause sa mort.




UN ANCIEN DÉPUTÉ SOCIALISTE DEVENU RICHE PROPRIÉTAIRE MEURT VICTIME DE SON AVARICE 



Paris, 2 mars.

M. Edmond Toussaint, l'ancien député socialiste du 11e arrondissement, a été découvert ce matin, étendu sur le plancher, mortellement intoxiqué, par les émanations d'une lampe à gaz, dont le tuyau était crevé.

M. Edmond Toussaint se fît remarquer par son attitude au cours de la grève de Trignac le 12 avril 1894, près de Saint-Nazaire ; ce qui lui valut d'être condamné après la levée de l'immunité parlementaire à dix jours de prison, puis il abandonna la politique, s'enrichit et devint propriétaire de plusieurs immeubles.

Mais désormais millionnaire, l'ancien député était d'une avarice maladive. Chaque matin, depuis des années, il sortait de son logement, 29, rue Michal, et allait visiter les poubelles et les marchés du 13e arrondissement ; il s'approvisionnait de la sorte en croûtes de pain et légumes jetés à la voirie.

Cette avarice causa sa mort, comme il n'avait jamais consenti à faire installer l'électricité chez lui, il se contentait d'une lampe à gaz, mais le tuyau de caoutchouc était usé à l'extrême et bien que notre malade réparât de son mieux les fuites avec des chiffons et de la ficelle, une nuit le tuyau creva de nouveau et la concierge ne trouva plus ce matin qu'un cadavre.


Ouest Eclair, 3 mars 1931



La Chambre ardente / Bruno Fuligni, 2001

Votez fou ! / Bruno Fuligni, 2007 

Les fous littéraires / André Blavier, 2000

Excentriques disparus / Simon Brugal, 1890

Les excentriques du suffrage universel, in La Revue encyclopédique, 1er janvier 1898


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