vendredi 18 avril 2014
Les odeurs de Paris
Où Pilatre de Rozier, avant de périr en Montgolfière, entreprend d'autres aventures, tout aussi périlleuses, mais que la postérité n'a pas retenues ; où les savans de 1810 s'extasient devant des fosses mobiles inodores que Francisque Sarcey et Gustave Flaubert trouvent odorantes.
Machine simple pour descendre dans une fosse d'aisance sans danger
Quant à la deuxième expérience, elle fut faite sur une fosse, rue de la Parcheminerie, qu'on avait déjà tenté de vuider, mais qu'on avait été obligé d'abandonner, parce que plusieurs ouvriers en avaient été fort incommodés. M. Janin y employa vingt pintes de vinaigre, dix en projection, et dix en évaporation, et malgré toutes les autres précautions dont on usa, quatre ouvriers tombèrent en asphyxie, dont trois furent rappelés à la vie ; mais on ne put réchapper le quatrième, malgré les soins suivis et continués des commissaires de l'Académie et de la Société royale de médecine et des autres assistans, qui tous se sont empressés de se rendre utiles dans cette occasion. La plupart de ces messieurs furent incommodés, plusieurs en furent malades et eurent bien de la peine à se rétablir. L'odeur même de cette fosse ne fut en aucune manière diminuée. Tel est le résultat de ces deux expériences, consigné dans un rapport imprimé par ordre du roi y sous le titre : Détail de ce qui s'est passé dans les expériences faites par M. Janin, les 18 et 25 mars, en présence des commissaires réunis de l'académie des sciences et de la société royale de médecine. A Paris , chez P. D. Pierres, rue Saint Jacques.
Jusqu'à présent le feu et la chaux sont donc les vrais préservatifs du méphytisme des fosses d'aisance, et ce sont ceux dont fait usage la compagnie du ventilateur, qui, comme on sait, avait le privilège exclusif pour la vuidange des latrines. (Voy. Fosses d'aisance, § V et VI).
Voyez dans le Journal de Paris, du 15 juillet 1781, les effets du méphytisme de l'égoùt de la porte St.-Antoine, les mesures et précautions prises pour guérir les asphyxiés, prévenir les accidens et remédier aux inconvéniens de ce cloaque.
§ VI. -Machine simple pour descendre dans une fosse d'aisance sans danger.
M. Pilatre de Rozier a imaginé une espèce de masque avec des yeux de verre, et un nez de fer-blanc dont les narines, adaptées à un tuyau, se prolongent à volonté. Avec cet appareil, il est descendu dans une fosse d'aisance, où, le visage ainsi couvert, il est resté une heure et demie, tandis que 22 animaux, plongés dans le même méphytisme, ont été étouffés. Par le tube de son nez, qui s'étendait jusques dans l'air atmosphérique, il respirait un air pur qui empêcha l'asphyxie.
Cette simple et ingénieuse invention, qui est d'ailleurs très peu dispendieuse, est peut-être le meilleur préservatif qu'on ait imaginé jusqu'à présent contre le méphytisme des fosses d'aisance. Voyez ce qu'en dit M. Macquart, médecin, dans son Instruction sur la cure des Asphyxies, insérée dans le Journal des Mines, brumaire an 4 pag. 7, où il rend compte des précautions par lui prises lors de l'épidémie de Brest. Il n'entrait dans les hôpitaux qu'après avoir mis dans ses narines de petites éponges fines, taillées et imbibées de baume de Vinsglier, auquel on peut substituer l'huile essentielle de thym, d'orange, etc.
Dictionnaire de l'industrie,ou Collection raisonnée des procédés utiles dans les sciences etdans l'art. Tome 6 / ... par Duchesne, Henri-Gabriel. Troisième édition entièrement refondue et considérablement augmentée... Paris, 1880
(...) Tout le monde connaît la composition des fosses ordinaires et la manière de les vider. On sait quels gaz délétères s'en échappent constamment lorsqu'on les nettoie ; on sait à quels accidens sont exposés les malheureux ouvriers qui respirent ces émanations méphytiques. Tantôt, en effet, ils sont victimes de détonations subîtes, d'asphyxie foudroyante par le plomb ; tantôt c'est la mitte qui porte ses ravages sur les yeux, les pique, les enflamme, et parfois les prive de la faculté de voir. Et quand même la vie de ces hommes ne serait pas fréquemment compromise, on ne peut disconvenir qu'elle est communément abrégée par un. genre de travail toujours plein de dégoût et de fatigues, toujours entrepris pendant les heures qui devraient être consacrées au sommeil, et toujours soutenu à l'aide de liqueurs spiritueuses dont l'abus réitéré vient encore ajouter aux dangers de l'asphyxie. Enfin, l'expérience a appris que les meilleures fosses, c'est-à-dire, celles qui n'engendrent pas ordinairement de méphytisme, deviennent souvent mauvaises durant les grandes chaleurs, qui favorisent en effet la fermentation des matières.
(...)
L'invention des fosses mobiles de MM. Cazeneuve réunit au contraire toutes les espèces de sûretés. Lorsqu'il s'agit de transporter les tonnes au dépôt des gadoues, l'appareil se démonte en quelques minutes et avec la plus grande facilité. Les tonnes restant hermétiquement fermées ne peuvent dégager aucun effluve délétère, et on les charge sur cette espèce de voiture que l'on nomme haquet. Dès-lors les ouvriers ne font qu'un travail ordinaire, qui ne les expose à aucun danger et n'exige aucune précaution. Au lieu de respirer pendant la nuit une atmosphère empestée, ils s'occupent en plein jour et au milieu d'un air exempt de tout méphytisme. Délivrés du travail ingrat des vidanges communes, ils n'ont pas la triste perspective d'infirmités précoces ou d'une mort prématurée. Les habitans des maisons pourvues du nouvel appareil, ceux du voisinage, et même des rues entières ne seront plus troublés la nuit par une odeur infecte et le bruit indispensable des travailleurs. L'un de nous, médecin de l'hôpital Beaujon, où le nouveau système est établi, a déjà été huit ou dix fois témoin du déplacement des tonnes, et n'a ressenti absolument aucune exhalaison méphytique. Il est descendu dans la fosse, et il l'en a trouvée complètement exempte ; le travail s'exécute en plein midi, et il est impossible de se douter à quoi s'occupent les ouvriers. Ceux-ci font véritablement le service de tonnelier, plutôt que celui de vidangeur.
Bulletins de la faculté de médecine de Paris, 1819, n° 5
Combien de fois ne vous est-il pas arrivé, la nuit, quand vous dormiez du sommeil du juste, de vous sentir éveillé, vers minuit et demi, par le tictac monotone d'une sorte de marteau frappant à coups réguliers et sourds.
Vous ouvrez les yeux, effaré :
— Qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce qu'il y a ?
— Ce que c'est ? ce qu'il y a ? Respirez un instant, pour voir, mon ami. Vous êtes fixé à cette heure. L'air qui vous enveloppe est tout chargé d'émanations immondes, dont rien ne vous peut défendre : elles filtrent par les jointures des portes et les interstices des fenêtres ; vous êtes baigné, comme toute la maison, dans une puanteur fade et nauséabonde. Vous en avez pour jusqu'au matin.
Ce sont les chevaliers de la nuit qui opèrent chez vous, à moins que ce ne soit à côté ou même au bout de la rue.
Leurs tonneaux sont là, sous vos croisées, rangés en bel ordre et qui attendent. Et quand ils seront pleins, de forts chevaux les emporteront à travers le quartier, laissant derrière eux un long sillage d'abominables odeurs. Et c'est à Paris, dans la capitale du monde, que les choses se passent ainsi ! et nous le souffrons sans mot dire! Il y a plus ; nous n'y prenons pas garde ! C'est l'habitude ; et ce mot répond à tout.
Il est vrai qu'à la fosse d'aisances, telle que je l'ai dépeinte, telle qu'elle existe de temps immémorial, on en a, dans quelques immeubles, substitué une autre, que l'on a nommée la fosse mobile, par opposition à la première, qui avait reçu le nom de fosse fixe. La fosse mobile se compose d'un ou de plusieurs tonneaux, selon l'importance de l'immeuble, que l'on emporte, aussitôt qu'ils sont à peu près pleins, à des époques régulières. Les hommes qui font ce travail n'ont qu'à fermer le tonneau, à le mettre sur une voiture qui attend à la porte et à filer.
Ah bien! parlons un peu de la fosse mobile! Dieu sait si je connais ce système! c'est celui qui fonctionne chez moi.
Et d'abord, mobile ou fixe, c'est étonnant comme l'odeur est la même! Il y a des gens qui vous disent que les cors leur élancent quand le temps change ; moi, c'est ma fosse mobile qui m'élance, tout comme si elle était fixe, aux changements de temps. Remplacer le système de la fosse fixe par celui de la fosse mobile, c'est, ne vous en déplaise, troquer son cheval aveugle contre un cheval qui a perdu les deux yeux.
Là fosse mobile, qui a tous les inconvénients de la fosse fixe, en a d'autres qui lui sont particuliers. Les honorables gentlemen qui sont chargés d'enlever les tonneaux ne choisissent pas mes heures ; ils arrivent, quand ils peuvent, au hasard des étapes à parcourir et de la besogne à faire.
Je suis en train de déjeuner ; j'ai des amis à table ; une odeur étrange envahit la salle à manger :
— Eh bien! Émile, dis-je à mon domestique, qu'est-ce que cela ?
Émile cligne de l'œil :
— C'est... Monsieur sait bien?
Je sais, en effet; je ne dis plus rien; les convives n'en disent pas davantage, mais ils n'en sentent pas moins. Le déjeuner s'interrompt : ne' faut-il pas que le domestique surveille ces aimables industriels? Il est trop évident que la Compagnie qui les emploie n'a pu choisir pour ces fonctions douteuses ni M. de Talleyrand, ni saint Vincent de Paul. On ne saurait les laisser tout seuls errer dans la maison qu'ils parfument. Il faut, lorsque le domestique est occupé, présider soi-même à cette opération délicate.
Il est vrai que la maison en éprouve un soulagement inexprimable; mais on est diantrement soulagé soi-même, quand elle est terminée. Et le plus enrageant, c'est que si l'on redoute la venue de ces noirs oiseaux du nettoyage, on en est parfois réduit à la désirer davantage encore. Que de fois ces mots terribles n'ont-ils pas sonné, comme un glas funèbre, à mon oreille :
— Monsieur, les tuyaux s'engorgent!
Les tuyaux s'engorgent! Mon domestique dit « les tuyaux » comme madame Prudhomme parle de ses salons. Elle n'a qu'un salon et je n'ai qu'un tuyau; mais nous sommes souvent plusieurs — l'hospitalité étant la plus française des vertus — qui avons affaire à ce tuyau unique.
— Les tuyaux s'engorgent ! Courez vite à la Compagnie! dites-lui qu'elle est en retard!
Et — croyez-moi si vous le voulez — quand ils s'arrêtent à ma porte, les anges du tablier de cuir, je les regarde d'un œil mouillé de reconnaissance. J'ai des envies de leur serrer la main. Oh! rassurez-vous, je la réprime!
Voulez-vous un conseil, vous qui vous faites bâtir ce qu'on appelle à Paris un petit hôtel ? Biffez du projet de votre architecte la fosse mobile.
Biffez aussi la fosse fixe.
Oui, mais qu'est-ce qu'il reste?
Dame! pour le moment, il ne reste que le tout à l'égout de M. Durand-Claye.
La chronique de l'hygiène en1883 / Dr Vincent Du Claux ; avec une préface de Francisque Sarcey, Paris, 1884
Je n’irai pas vous voir ce soir, et je ne sais encore si j’irai chez Du Camp. Je lui avais donné rendez-vous hier et j’y ai manqué. A quoi bon porter chez les amis les fosses-Domange intérieures dont l’exhalaison vous asphyxie vous-même ? Je vais mettre le bouchon dessus et vous ne sentirez plus rien. Pardon, excusez-moi. J’ai eu le tort de penser tout haut, seul, un instant, deux soirs de suite. Je vous jure par Dieu que vous n’aurez plus à me reprocher de telles incongruités. Je serai gentil, aimable, charmant et faux à faire vomir ; mais je serai convenable. Je veux devenir un homme tout à fait bien.
Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet.
Paris, 31 décembre 1851.
Sur le même sujet et dans le même quartier, le billet : Fosses mobiles inodores
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Des fosses inodores ? Je suis septique...
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