Où nous découvrons la Chapelle Saint Yves, décorée de vitraux et d'une grande peinture murale, commémorant la guerre 14-18, œuvres signées par George Desvallières. Cette chapelle est bâtie au sein d'un groupe d'habitations sociales, créé sous l'impulsion de l'Abbé Keller, ensemble de logements appelé "Cité du Souvenir ", dédié à la mémoire de ce terrible conflit. Pour accompagner les images de la chapelle, deux textes extraits de " La ferveur du souvenir " de Maurice Genevoix, témoignent de l'horreur vécue par les soldats sur le front des Éparges en 1915.
Billet donc sous le signe du souvenir, où, comme déjà observé dans nos chapitres précédents sur le même sujet, le patriotisme fait bon ménage avec le catholicisme, ce que confirment d'autres peintures murales signées Henri Pinta que nous découvrons à la fin de ce billet .
Entrée de la Cité du souvenir au 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
C'est l'Abbé Keller qui a l'idée vers 1925 de créer un ensemble de logements sociaux à cet endroit du XIVe arrondissement, au bénéfice des familles victimes de la guerre, mais aussi des plus pauvres de sa paroisse. Nous avons pu prendre connaissance dans notre blog de plusieurs réalisations de ce type, comme celles de la fondation Rothschild, ou celles du Groupe des Maisons Ouvrières de la fondation Lebaudy, auxquels on peut ajouter le mouvement des crèches laïques, tous projets finalisés antérieurement à cette Cité du Souvenir.
Mais chaque fondation a sa spécificité, et ici il s'agit d'honorer le sacrifice des soldats français durant le conflit de 1914-1918 et de créer comme une suite heureuse à ce drame sans précédent, initier un renouveau. Et bien sur pour l'Abbé Keller ce renouveau doit se faire sous l'égide du christianisme, religion annonçant la résurrection.
Aussi c'est tout naturellement que le projet de création de la Cité du souvenir comporte la construction d'une chapelle au milieu des blocs d'habitation.
Entrée de la Cité du souvenir au 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Les architectes Charles Henri Besnard et D. Boulenger en font les plans. La décoration du chœur est confiée à George Desvallières , (1861-1950), peintre qui s'est converti au catholicisme en 1904. Il s'est engagé comme volontaire en 1914 et a perdu son fils Daniel, le 19 mars 1915, lui aussi engagé, à seulement 17 ans.
Chapelle Saint Yves, Cité du souvenir au 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Aussi en concevant son programme décoratif pour la chapelle St Yves, il ne fait pas de doute qu'il honore la mémoire de son fils, et à travers lui, celle de tous les combattants français, en rapprochant leurs sacrifices de la Passion du Christ. Ayant créé avec Maurice Denis en 1919 les Ateliers d'Art Sacré, il trouve ici un terrain parfait pour illustrer sa vision d'un art renouvelé au service de la religion et livrer les résultats de sa méditation sur la guerre.
Il peint son décor en 1931, à l'huile sur des toiles, dans son atelier, qui sont ensuite marouflées (collées) sur les murs de la chapelle. C'est Marguerite Huré (1895-1967) qui exécute les vitraux, sur les cartons de Desvallières. Le maitre-autel et les bougeoirs sont l’œuvre de Richard Desvallières (1893-1962), un autre fils du peintre, ferronnier et sculpteur.
La chapelle Saint Yves a été classée Monument Historique en 1996.
La " fresque " a été restaurée en 1998 par Jean-Baptiste Ambroselli, petit fils de George Desvallières, et peintre lui même.
(Sur la Cité du Souvenir voir aussi le blog Quartier Montsouris Dareau.)
Marguerite Huré, peintre et maître-verrier, au travail dans son atelier. (Fonds Huré © Musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt) |
Marguerite Huré devant son atelier, au 25 rue du Belvédère, Boulogne-Billancourt, Architecte Auguste Perret. (Fonds Huré © Musée des Années 30 de Boulogne-Billancourt) |
Le même atelier du 25 rue du Belvédère à Boulogne Billancourt, Hauts de Seine, dans son état actuel. |
La chapelle Saint Yves et les textes de Maurice Genevoix
Début de la première partie de la peinture consacrée à la nativité. 1931, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Quarante ans après.
Les « offensives partielles » de 1915
À la fin de septembre 1914, mon régiment, le 106e d’infanterie, arrivait dans la région des Hauts-de-Meuse. Une phase de la guerre s’achevait, qu’avaient marquée la bataille des frontières, le traquenard où nous avions durement donné au nom des sacro-saints principes et de la furia francese (on se rappelle le mot du général Lanrezac et le limogeage qu’il lui valut 1), la retraite, la volte-face et le redressement de la Marne, magnifique, presque miraculeux, où le courage et la ténacité des soldats français devaient accrocher si durement un ennemi déjà victorieux que le combat, ces jours-là, « changea d'âme 2» et que la France fut sauvée.
(...)
Quel dessein poussa le commandement à
déclencher, en février 1915, une attaque sur les Èparges 3 ?
Retour à la doctrine de l’offensive, récurrence d’une fièvre
d’avant-guerre que l’expérience n’avait pu guérir ? Ou souci
de réveiller des troupes qu’un hiver sans autres épreuves que la
boue, la guerre de mines et quelques morts de guetteurs aux créneaux,
avait peut-être sourdement assoupies ?
Si je parle ici des Éparges, c’est d’abord parce que j’y étais. Mais je désire, à ce propos, que l’on veuille bien ne pas s’y méprendre : ce que je dis, j’en ai le sentiment très vif, ne vaut pas seulement pour l'étroit secteur où le hasard nous avait conduits, mes camarades de ma division et moi, mais aussi, et de la même façon, pour l’Argonne et le bois d’Ailly, pour la butte de Vauquois, un peu plus tard pour Crouy, Carency ou Lorette, pour toutes ces « positions » éparpillées de la mer aux Vosges et qui vivent, en ce printemps 15, les mêmes attaques dites partielles contre les barbelés, les chevaux de frise, les casemates, les villages organisés où les Allemands, grands remueurs de terre, s’étaient depuis des mois enterrés et fortifiés.
J’en écris au fil de la plume, sans recourir à des documents de l’époque, sans autre guide que mes souvenirs. Je puis en appeler ici à tous ceux qui survivent encore après ces quarante années : ces souvenirs-là sont assez nets, ils nous ont marqués assez à vif, et assez creux, pour que nous retrouvions avec eux, dans leur intensité première, les sentiments exacts qui les accompagnèrent dès l’origine.
Il est certain, pour en revenir aux Éparges, que la conquête du sommet de la butte ne valait pas, et à beaucoup près, les sacrifices qu’elle devait entraîner, l’acharnement, le « coûte que coûte » (« Coûte que nous coûte », disait Pézard 4) qui allaient l’ensanglanter. J’ai dit que nous tenions les Hauts. Nos batteries, de là, encore mieux du sommet avancé des Hures où des pièces lourdes étaient installées, du Montgirmont truffé de 75, pouvaient battre toute la Woëvre, et même Briey dont nous voyions fumer les usines sans d’ailleurs comprendre pourquoi nos obus les respectaient.
Le faîte des Éparges conquis, nous avions encore devant nous, je l’ai dit et le répète aussi, les positions allemandes de Combres, tout aussi fortes, puis Wadouille, puis Doncourt, puis la Fourmilière d’Herbeville. Était-ce à dire qu’il faudrait encore, pour chacune de ces collines, livrer la même bataille de mines, les mêmes assauts sans trêve recommencés après les mêmes contre-attaques ? À ce rythme et à ce tarif, des années n’y auraient point suffi, ni l’infanterie française tout entière, qui s’y serait usée irréparablement.
Le 17 février 1915, après l’explosion de nos fourneaux de mine et un pilonnage d’artillerie dont la violence et l’intensité étaient alors une nouveauté, nous sortions des parallèles de départ. Cette trombe d’obus avait rempli son rôle. Quelques coups de feu à bout portant, quelques rafales de mitrailleuses, ce fut tout. Au prix de peu de pertes, nous occupâmes le Piton et la crête. Cela semblait légitimer les décisions et les mesures qu’avait prises le commandement.
Mais dès le soir (le temps pour l’état-major allemand de rameuter son artillerie), nous nous voyions soumis à un bombardement de tous calibres qui ne le cédait en rien au nôtre. Et qui durait, surtout, plus longtemps : toute la nuit, toute la matinée du lendemain, jusqu’à l’inévitable contre-attaque d’infanterie, massive, ardente et victorieuse pour les raisons mêmes qui nous avaient servis la veille. Dès le soir, nous contre-attaquions. Cela devait durer deux mois.
Deux mois pendant lesquels nous attendaient des épreuves inhumaines. Metz et Verdun opposaient toutes leurs pièces, du 75 aux canons de marine, du 37 au 420. Toutes concentraient leurs feux sur nous, confondant quelquefois leurs coups, car nous étions presque partout, les Allemands et nous, au contact. C’était ce que les communiqués appelaient " un duel d’artillerie ".
On était encore en hiver, il pleuvait et gelait tour à tour. La pluie était le pire, et la boue qu’elle délayait : une boue gluante, profonde, tenace, vite pétrie de cadavres, de loques sanglantes et de débris humains. Je me défends ici d’appuyer. Que l’on songe seulement a ceci : dix mille morts tombèrent en ces quelques semaines sur la seule crête des Éparges j’entends dix mille morts français ; à peu près autant d’Allemands. Vingt mille morts sur une ligne de combat qui mesurait à peu près douze cents mètres, combien cela fait-il de cadavres pour chaque mètre de front disputé ? Pour ne rien dire des mines, de l’angoisse de sauter à tout instant des jours et des nuits.
Mais nous devions connaître pire encore que l’horreur de ce charnier. Troupes des Éparges, vouées à ce long massacre abondamment et sans trêve repris, nous n'étions ramenés à l’arrière, au proche arrière, que pour de brefs et précaires repos en attendant de replonger dans la fournaise.
Personnellement, le 17 février, je montais pour le premier assaut en entraînant une demi-compagnie, un peloton de cent vingt hommes. Je les connaissais tous, survivants des batailles de la Marne, des Hauts-de-Meuse ; beaucoup de blessés à la fin de l’été, l’un traversé de part en part d’un coup de baïonnette en pleine poitrine, pendant la nuit de la Vaux-Marie ; quelques-uns atteints aux mains, aux chevilles, dans une mousquetade à bout portant, et renvoyés à peine guéris, condamnés par un conseil de guerre qui ne connaissait rien des réalités du combat, qui ne s’était même pas enquis auprès de leurs Chefs directs de leur moralité et de leur façon de servir. Les mois d’hiver m’avaient appris à bien les connaître tous, à les comprendre, à les aimer. Le 20 février au soir tous, je dis bien tous, étaient hors de combat : trente tués au moins, ou plutôt « bousillés », les autres blessés, épuisés, contusionnés par la chute des madriers de sapin, des moellons, des sacs à terre soulevés par les explosions.
Des villages où nous allions reprendre quelques forces, soigner des débuts de gelure, manger chaud, dormir à l’abri, nous ne cessions d’entendre, vers le même point de l’horizon, le grondement et les sursauts de l’éternelle et rageuse bataille. Nous repartions, un soir, vers la colline. Nous l’abordions à la nuit faite, profilée sur la lueur vibrante, lugubre sous les nuées basses, des éclatements ininterrompus. L’aube éclairait pour nous les mêmes vagues de boue jaunâtre ou calcinées, les mêmes cadavres étalés où nous retrouvions au passage, sous la pâleur terreuse des visages, les traits encore reconnaissables des jeunes morts que nous avions laissés.
À quand, notre propre tour ? Nous n’éprouvions même plus, aux relèves, cette montée de joie, vive comme une sève irrésistible, cette ivresse de confiance et d’espoir dont nous étions saisis après les combats de l’automne. Commandant la 5e compagnie, je n’avais pas le temps de reconnaître mes deux cents hommes que la moitié encore était tombée sur les morts de février. Quand, vers le 12 avril, quelques survivants des nôtres, cramponnés à la boue du sommet, au point X, purent repousser à coups de grenades (les fusils, gluants, bouchés de fange, ne pouvaient plus tirer) les derniers contre-attaquants allemands, tous les cadres de mon régiment avaient été anéantis, cinquante officiers de troupe tués ou blessés au milieu de leurs hommes. Et c’était la même chose pour les autres régiments de la division, pour les bataillons de chasseurs amenés un à un en renfort. Ceux qui ont fait Verdun me l’ont dit bien des fois : « Rien, de toute la guerre, ne devait plus atteindre à la détresse, aux souffrances, à l’horreur boueuse des Éparges. »
On se demande en vérité, aujourd’hui comme alors, quelle aberration incroyable put amener des chefs responsables à méconnaître les possibilités de résistance, physique et morale, des soldats qui servent sous leurs ordres. Ces soldats savaient se faire tuer. Toutes ces troupes étaient incomparables. Mais, pour n’importe quelle troupe, un supplice de deux mois vient à bout des plus belles énergies.
Que dire quand le supplice s’avère en fait inutile. Combres restait face aux Éparges ; et derrière Combres les autres collines d’où les Allemands nous tiraient dessus. Et le point X fut reperdu. Et la guerre de mines continua, bouleversant et retournant encore cette pauvre terre empoisonnée. Tactiquement, rien n’avait changé. Nous le savions, nous l’avions su d’avance. Alors ?
Le 25 avril 15, sur l’axe de la tranchée de Calonne, les Allemands poussèrent une attaque latérale qui faillit déborder la butte. Alertés à Dieue-sur-Meuse et jetés en couverture, sur terrain nu, pour qu’on eût au moins le temps d’organiser une ligne d’arrêt, nous nous battîmes assez résolument pour remplir notre mission et préserver la colline menacée. Entre les hêtres gris, nous pouvions parfois l’entrevoir par-delà la vallée du Longeau, jaunâtre, dénudée, couronnée d’éternelles fumées.
Trois balles allemandes, ce jour-là, devaient me jeter à terre. Lorsque je suis tombé, je pensais à nos morts des Éparges. C’est leur pensée qui m’accompagnait encore au fond de la petite voiture d’ambulance qui, de Rupt et dans la nuit, au trot d’un maigre bidet, m’emmenait avec quelques blessés aussi grièvement atteints vers l’hôpital militaire de Verdun. Lorsque, les jours suivants, je sus que nous avions tenu, que les Éparges restaient à nous, je fus content : le sacrifice de toutes ces jeunes vies, pour sans mesure qu’il eût été au regard de la raison et d’une humaine conduite de la guerre, se verrait au moins épargner ce dernier et dérisoire démenti.
Il n’y a rien d’autre à conclure. Ces « offensives partielles du printemps 1915, celle des Éparges et toutes les autres, sont comme les stations d’un calvaire dont on eût dû épargner les affres à la douloureuse infanterie française. La façon dont elle les a subies mérite certes l’admiration mais aussi une pitié infinie et un souvenir longuement fidèle. La leçon n’en fut pas toute perdue. On peut penser seulement qu’elle avait été plus dure et plus cruelle qu’il n’eût convenu.
Maurice Genevoix, La Ferveur du Souvenir, (Paru dans l'Almanach du combattant, 1954.)
1. À l’entrée en guerre prévalait, dans l’armée française, la doctrine de l’offensive, fondée sur l’idéal de bravoure baptisé furia francese. Professeur à l’École de guerre,le général Lanrezac s’y opposait en défenseur de la manœuvre. Commandant de la Ve armée en août 1914, il fut limogé le mois suivant par Joffre et remplacé par Franchet d’Esperey, non à cause de sa boutade légendaire « Attaquons, attaquons... comme la lune », mais en raison de désaccords stratégiques et personnels avec l’état-major français et le maréchal anglais French.
2. « L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme », Victor Hugo, Les Châtiments, V, XIII, v. 89.
3. La première grande attaque se déroula du 17 au 22 février ,1915, la seconde du 6 au 16 avril 1915. Genevoix relate toute cette période dans Les Éparges, Flammarion,
4. Reçu à l’École normale supérieure en juillet 1914, André Pézard servit dans l’infanterie en Argonne et dans la Somme. Blessé en septembre 1916, il est l’auteur d’un témoignage devenu classique, Nous autres à Vauquois (1918).
Soldats, croquis de Maurice Joron (1883-1937), ville de Bry-sur-Marne. |
Si je parle ici des Éparges, c’est d’abord parce que j’y étais. Mais je désire, à ce propos, que l’on veuille bien ne pas s’y méprendre : ce que je dis, j’en ai le sentiment très vif, ne vaut pas seulement pour l'étroit secteur où le hasard nous avait conduits, mes camarades de ma division et moi, mais aussi, et de la même façon, pour l’Argonne et le bois d’Ailly, pour la butte de Vauquois, un peu plus tard pour Crouy, Carency ou Lorette, pour toutes ces « positions » éparpillées de la mer aux Vosges et qui vivent, en ce printemps 15, les mêmes attaques dites partielles contre les barbelés, les chevaux de frise, les casemates, les villages organisés où les Allemands, grands remueurs de terre, s’étaient depuis des mois enterrés et fortifiés.
J’en écris au fil de la plume, sans recourir à des documents de l’époque, sans autre guide que mes souvenirs. Je puis en appeler ici à tous ceux qui survivent encore après ces quarante années : ces souvenirs-là sont assez nets, ils nous ont marqués assez à vif, et assez creux, pour que nous retrouvions avec eux, dans leur intensité première, les sentiments exacts qui les accompagnèrent dès l’origine.
Il est certain, pour en revenir aux Éparges, que la conquête du sommet de la butte ne valait pas, et à beaucoup près, les sacrifices qu’elle devait entraîner, l’acharnement, le « coûte que coûte » (« Coûte que nous coûte », disait Pézard 4) qui allaient l’ensanglanter. J’ai dit que nous tenions les Hauts. Nos batteries, de là, encore mieux du sommet avancé des Hures où des pièces lourdes étaient installées, du Montgirmont truffé de 75, pouvaient battre toute la Woëvre, et même Briey dont nous voyions fumer les usines sans d’ailleurs comprendre pourquoi nos obus les respectaient.
Le faîte des Éparges conquis, nous avions encore devant nous, je l’ai dit et le répète aussi, les positions allemandes de Combres, tout aussi fortes, puis Wadouille, puis Doncourt, puis la Fourmilière d’Herbeville. Était-ce à dire qu’il faudrait encore, pour chacune de ces collines, livrer la même bataille de mines, les mêmes assauts sans trêve recommencés après les mêmes contre-attaques ? À ce rythme et à ce tarif, des années n’y auraient point suffi, ni l’infanterie française tout entière, qui s’y serait usée irréparablement.
Le 17 février 1915, après l’explosion de nos fourneaux de mine et un pilonnage d’artillerie dont la violence et l’intensité étaient alors une nouveauté, nous sortions des parallèles de départ. Cette trombe d’obus avait rempli son rôle. Quelques coups de feu à bout portant, quelques rafales de mitrailleuses, ce fut tout. Au prix de peu de pertes, nous occupâmes le Piton et la crête. Cela semblait légitimer les décisions et les mesures qu’avait prises le commandement.
La Nativité, détail. Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Mais dès le soir (le temps pour l’état-major allemand de rameuter son artillerie), nous nous voyions soumis à un bombardement de tous calibres qui ne le cédait en rien au nôtre. Et qui durait, surtout, plus longtemps : toute la nuit, toute la matinée du lendemain, jusqu’à l’inévitable contre-attaque d’infanterie, massive, ardente et victorieuse pour les raisons mêmes qui nous avaient servis la veille. Dès le soir, nous contre-attaquions. Cela devait durer deux mois.
Deux mois pendant lesquels nous attendaient des épreuves inhumaines. Metz et Verdun opposaient toutes leurs pièces, du 75 aux canons de marine, du 37 au 420. Toutes concentraient leurs feux sur nous, confondant quelquefois leurs coups, car nous étions presque partout, les Allemands et nous, au contact. C’était ce que les communiqués appelaient " un duel d’artillerie ".
On était encore en hiver, il pleuvait et gelait tour à tour. La pluie était le pire, et la boue qu’elle délayait : une boue gluante, profonde, tenace, vite pétrie de cadavres, de loques sanglantes et de débris humains. Je me défends ici d’appuyer. Que l’on songe seulement a ceci : dix mille morts tombèrent en ces quelques semaines sur la seule crête des Éparges j’entends dix mille morts français ; à peu près autant d’Allemands. Vingt mille morts sur une ligne de combat qui mesurait à peu près douze cents mètres, combien cela fait-il de cadavres pour chaque mètre de front disputé ? Pour ne rien dire des mines, de l’angoisse de sauter à tout instant des jours et des nuits.
Mais nous devions connaître pire encore que l’horreur de ce charnier. Troupes des Éparges, vouées à ce long massacre abondamment et sans trêve repris, nous n'étions ramenés à l’arrière, au proche arrière, que pour de brefs et précaires repos en attendant de replonger dans la fournaise.
Détail de Ste Geneviève et Jeanne d'Arc, Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Personnellement, le 17 février, je montais pour le premier assaut en entraînant une demi-compagnie, un peloton de cent vingt hommes. Je les connaissais tous, survivants des batailles de la Marne, des Hauts-de-Meuse ; beaucoup de blessés à la fin de l’été, l’un traversé de part en part d’un coup de baïonnette en pleine poitrine, pendant la nuit de la Vaux-Marie ; quelques-uns atteints aux mains, aux chevilles, dans une mousquetade à bout portant, et renvoyés à peine guéris, condamnés par un conseil de guerre qui ne connaissait rien des réalités du combat, qui ne s’était même pas enquis auprès de leurs Chefs directs de leur moralité et de leur façon de servir. Les mois d’hiver m’avaient appris à bien les connaître tous, à les comprendre, à les aimer. Le 20 février au soir tous, je dis bien tous, étaient hors de combat : trente tués au moins, ou plutôt « bousillés », les autres blessés, épuisés, contusionnés par la chute des madriers de sapin, des moellons, des sacs à terre soulevés par les explosions.
Détail de Ste Geneviève et Jeanne d'Arc, Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Des villages où nous allions reprendre quelques forces, soigner des débuts de gelure, manger chaud, dormir à l’abri, nous ne cessions d’entendre, vers le même point de l’horizon, le grondement et les sursauts de l’éternelle et rageuse bataille. Nous repartions, un soir, vers la colline. Nous l’abordions à la nuit faite, profilée sur la lueur vibrante, lugubre sous les nuées basses, des éclatements ininterrompus. L’aube éclairait pour nous les mêmes vagues de boue jaunâtre ou calcinées, les mêmes cadavres étalés où nous retrouvions au passage, sous la pâleur terreuse des visages, les traits encore reconnaissables des jeunes morts que nous avions laissés.
À quand, notre propre tour ? Nous n’éprouvions même plus, aux relèves, cette montée de joie, vive comme une sève irrésistible, cette ivresse de confiance et d’espoir dont nous étions saisis après les combats de l’automne. Commandant la 5e compagnie, je n’avais pas le temps de reconnaître mes deux cents hommes que la moitié encore était tombée sur les morts de février. Quand, vers le 12 avril, quelques survivants des nôtres, cramponnés à la boue du sommet, au point X, purent repousser à coups de grenades (les fusils, gluants, bouchés de fange, ne pouvaient plus tirer) les derniers contre-attaquants allemands, tous les cadres de mon régiment avaient été anéantis, cinquante officiers de troupe tués ou blessés au milieu de leurs hommes. Et c’était la même chose pour les autres régiments de la division, pour les bataillons de chasseurs amenés un à un en renfort. Ceux qui ont fait Verdun me l’ont dit bien des fois : « Rien, de toute la guerre, ne devait plus atteindre à la détresse, aux souffrances, à l’horreur boueuse des Éparges. »
On se demande en vérité, aujourd’hui comme alors, quelle aberration incroyable put amener des chefs responsables à méconnaître les possibilités de résistance, physique et morale, des soldats qui servent sous leurs ordres. Ces soldats savaient se faire tuer. Toutes ces troupes étaient incomparables. Mais, pour n’importe quelle troupe, un supplice de deux mois vient à bout des plus belles énergies.
Que dire quand le supplice s’avère en fait inutile. Combres restait face aux Éparges ; et derrière Combres les autres collines d’où les Allemands nous tiraient dessus. Et le point X fut reperdu. Et la guerre de mines continua, bouleversant et retournant encore cette pauvre terre empoisonnée. Tactiquement, rien n’avait changé. Nous le savions, nous l’avions su d’avance. Alors ?
Le 25 avril 15, sur l’axe de la tranchée de Calonne, les Allemands poussèrent une attaque latérale qui faillit déborder la butte. Alertés à Dieue-sur-Meuse et jetés en couverture, sur terrain nu, pour qu’on eût au moins le temps d’organiser une ligne d’arrêt, nous nous battîmes assez résolument pour remplir notre mission et préserver la colline menacée. Entre les hêtres gris, nous pouvions parfois l’entrevoir par-delà la vallée du Longeau, jaunâtre, dénudée, couronnée d’éternelles fumées.
Le soldat tué porté au ciel par la Vierge, détail. Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Trois balles allemandes, ce jour-là, devaient me jeter à terre. Lorsque je suis tombé, je pensais à nos morts des Éparges. C’est leur pensée qui m’accompagnait encore au fond de la petite voiture d’ambulance qui, de Rupt et dans la nuit, au trot d’un maigre bidet, m’emmenait avec quelques blessés aussi grièvement atteints vers l’hôpital militaire de Verdun. Lorsque, les jours suivants, je sus que nous avions tenu, que les Éparges restaient à nous, je fus content : le sacrifice de toutes ces jeunes vies, pour sans mesure qu’il eût été au regard de la raison et d’une humaine conduite de la guerre, se verrait au moins épargner ce dernier et dérisoire démenti.
Il n’y a rien d’autre à conclure. Ces « offensives partielles du printemps 1915, celle des Éparges et toutes les autres, sont comme les stations d’un calvaire dont on eût dû épargner les affres à la douloureuse infanterie française. La façon dont elle les a subies mérite certes l’admiration mais aussi une pitié infinie et un souvenir longuement fidèle. La leçon n’en fut pas toute perdue. On peut penser seulement qu’elle avait été plus dure et plus cruelle qu’il n’eût convenu.
Maurice Genevoix, La Ferveur du Souvenir, (Paru dans l'Almanach du combattant, 1954.)
1. À l’entrée en guerre prévalait, dans l’armée française, la doctrine de l’offensive, fondée sur l’idéal de bravoure baptisé furia francese. Professeur à l’École de guerre,le général Lanrezac s’y opposait en défenseur de la manœuvre. Commandant de la Ve armée en août 1914, il fut limogé le mois suivant par Joffre et remplacé par Franchet d’Esperey, non à cause de sa boutade légendaire « Attaquons, attaquons... comme la lune », mais en raison de désaccords stratégiques et personnels avec l’état-major français et le maréchal anglais French.
2. « L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme », Victor Hugo, Les Châtiments, V, XIII, v. 89.
3. La première grande attaque se déroula du 17 au 22 février ,1915, la seconde du 6 au 16 avril 1915. Genevoix relate toute cette période dans Les Éparges, Flammarion,
4. Reçu à l’École normale supérieure en juillet 1914, André Pézard servit dans l’infanterie en Argonne et dans la Somme. Blessé en septembre 1916, il est l’auteur d’un témoignage devenu classique, Nous autres à Vauquois (1918).
Souvenirs de Guerre 14-18
(...)
Cela se passait aux Éparges, pendant une des attaques meurtrières du printemps de 1915. On se souvient peut-être que sur cette butte des Hauts-de-Meuse, la bataille se prolongea deux mois. Une bataille sauvage, une suite presque ininterrompue d’attaques et de contre-attaques pour la conquête d’une colline de boue, dans des tranchées gluantes bouleversées par des milliers d’obus. Les havresacs, les armes, les cadavres s’enfonçaient lentement dans la glaise, des blessés perdus s’y noyaient. Chaque trou d’obus, les énormes entonnoirs creusés par l’explosion des mines devenaient autant de mares glacées, d’un jaune aigre et verdâtre empoisonné par l’ypérite 1. Et il flottait sur ce charnier une odeur fade et corrosive ensemble qui entrait loin dans la poitrine, semblait happer aux bronches comme la boue aux mains nues, aux genoux et aux reins.
Chaque fois qu’un régiment montait, c’étaient mille hommes qui tombaient, plusieurs centaines de tués, des blessés affreusement déchiquetés par des obus de rupture énormes, quelques fous. Les survivants descendaient « au repos », dans des villages déserts et bombardés où ils ne cessaient point d’entendre, jour et nuit, le grondement de l’interminable bataille. Des renforts arrivaient, comblant les vides des compagnies. Et ils remontaient aux Éparges.
Ils remontaient par les mêmes cheminements, les mêmes boyaux ruisselants ou gelés, vers les mêmes tranchées bouleversées, éternellement refaites et nivelées, où d’une relève à l’autre ils retrouvaient les mêmes cadavres, raidis encore dans l’attitude où la mort les avait saisis : celui-ci avec le même éclat brillant fiché dans son crâne nu comme un coin de bûcheron, cet autre avec sa main crispée par-dessus son épaule, dans la même moufle de laine bleue. Tous connus, tous reconnaissables, compagnons et frères d’hier qu’ils ne pouvaient s’empêcher de nommer, ceux qui s’étaient effondrés sans une plainte, ceux dont ils avaient écouté, dans la nuit, gémir la longue agonie.
Février, mars, avril... D’autres troupes attaquaient dans la Woëvre. Nous voyions, de là-haut, les lignes de tirailleurs s’effriter sous les obus, fondre aux lisières de Saulx, de Marchéville sous les rafales de mitrailleuses. Sur la seule colline des Éparges, il y avait déjà vingt mille morts, dix mille Français, autant d’Allemands.
Les mêmes que l'image précédente, détail, Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
C’est là-haut, pendant cette bataille, qu’à plus de trente ans d’intervalle ma mémoire m’a ramené ce soir. D’abord en tête d’une sape, la sape 6, contre la lèvre de l’entonnoir de mine d’où l’ennemi venait de nous chasser. Entre les écroulements des obus, nous entendions les fantassins allemands entasser des sacs à terre au rebord de la lèvre opposée.
Un ordre nous parvint, celui de nous reformer un peu plus bas, dans notre ancienne tranchée de tir, avant de contre-attaquer. Nous quittâmes, pataugeant dans la boue, l’enchevêtrement des madriers de boisage que l’explosion du fourneau de mine avait crachés à la lumière, fracassés, déchiquetés à vif. Gluants, transis, terrés contre les vagues de glaise, nous attendîmes l’heure de l’assaut.
Les mêmes que les images précédentes, détail, Chapelle Saint Yves, 11-13 rue Saint Yves, XIVe ardt. |
Les hommes parlaient peu. Ils étaient sombres et résignés. Ils avaient faim et soif, surtout soif : la fièvre nous battait aux tempes. Et l’un d’eux, Buteau, un ancien légionnaire, petit, sec, le visage glabre, avec de pâles yeux d’acier gris, se souleva tout à coup et décida :
« Je vais en bas. .. Faites passer des bidons, le plus possible. »
C’était interdit. Pas un homme, sous aucun prétexte, ne devait quitter la tranchée, « sous peine de conseil de guerre ». Les bidons passèrent un à un. Buteau s’en ceignait à mesure, une bonne vingtaine, qui arrondissaient à ses flancs une énorme ceinture brinquebalante. Quand ils seraient pleins d’eau, ce serait lourd pour cet homme chétif, dans ce cloaque pâteux et profond. Comme il allait descendre, un agent de liaison survint :
« Si tu passes par le boyau 6, méfie-toi au deuxième tournant. C’est éboulé, salement repéré. Les Boches de l’entonnoir déglinguent nos bonshommes au passage. »
Dessin de Maurice Joron (1883-1937), ville de Bry-sur-Marne. |
Buteau eut un mince sourire, un geste insoucieux de la main. Nous le vîmes s’éloigner, frottant son harnois de bidons contre les parois glaiseuses et bousculé de l’une à l’autre.
Une demi-heure plus tard, un autre agent de liaison apparut. Essoufflé, épuisé, il dit entre deux halenées
« Buteau....
-Eh bien ?
-Au tournant du boyau 6... Tombé par-dessus les autres. .. Il finissait quand je suis passé. »
De longs instants se traînèrent encore. On ne mesurait plus le temps. À ce moment, par ordre de mes chefs, je dus descendre vers les tranchées de seconde ligne.]’y devais rallier quelques éléments dispersés et les ramener en ligne, vers les parallèles de départ.
Je cheminai péniblement, les molletières lentement arrachées, agglutinées à mes chevilles en informes paquets boueux, lourds comme des boulets de métal. J’étais incroyablement seul. De gros obus passaient très haut, en susurrant, en chantonnant doucement ; d’autres, plus bas, fendaient le ciel comme une étrave dans un frémissement d’eau remuée. De çà, de là, quelques cadavres solitaires, les uns dans le pantalon rouge et la capote bleu sombre de nos premières attaques, d’autres dans les uniformes neufs d’un bleu si tendre que l’intendance venait de distribuer. J’allais toujours, tournant la tête aux passages effondrés, guettant par-dessus mon épaule les rangs de sacs à terre là-haut, à la frange de meurtrières noires où pointaient les canons des mausers. Par intervalles, cinq ou six à la fois, je les entendais claquer.
Dessin de Maurice Joron (1883-1937), ville de Bry-sur-Marne. |
Je contournai un épaulement et les vis soudain devant moi : tombés pêle-mêle, les uns par-dessus les autres, ceux du fond à plat dans la boue, deux, trois, les membres confondus un autre replié sur lui-même, tête en avant comme un lièvre boulé ; un autre agenouillé, soutenu par une vague d’argile tous soldats de ma compagnie, tués dans l’heure qui venait de passer. L’homme à genoux avait été blessé pendant le dernier corps à corps : une balle à bout portant, dans le bras gauche. Je lui avais parlé à l’instant où il nous quittait, évoquant l’hôpital paisible, la guérison, la convalescence... Je le retrouvais là, râlant, la tête fracassée par une balle, un fil de salive rouge frémissant sous sa moustache à chacun de ses longs râles, sa cervelle saillant à la tempe en une hernie énorme et rose qui battait comme un cœur mis à nu. Buteau gisait un pas plus loin, la face tombée contre la boue, sous l’écroulement de ses bidons.
Parce qu’il fallait passer, je mesurai mon élan, et sautai. Les balles giclèrent derrière moi, dardées raide, trouant la glaise comme un vol de couteaux.Je continuai lentement à descendre, hanté par la vision qui venait de m’emplir les yeux, par le froissement aigu des balles, cet affreux vol vif et mortel dont le bruit me faisait frissonner à présent que j’étais passé. Je ne me retournais plus, j’étais ailleurs, resté ailleurs, derrière mes pas qui m’entraînaient.
Ce fut alors que quelque chose m’arrêta : la sensation confuse d’un obstacle, d’une pression vague et grandissante, comme d’une main qui se fût levée sans pourtant me toucher encore.]e sursautai comme d’un réveil, revis les choses autour de moi, l’argile jaunâtre, les trous d’obus, le ciel brouillé de nuées pâles, le boyau écrêté, éventré, noirci par les éclatements ; et devant moi, allongé sur le dos, l’homme immobile dont le regard venait ainsi de m’arrêter.
Immobile, certes, autant que tous ces morts que j’avais frôlés en passant. Pâle comme eux, silencieux comme eux ; mais les yeux ouverts et vivants. C’était des yeux très clairs et très bleus, brillants de fièvre, d’angoisse, et d’une ardeur étrange, éperdue, à la fois impérieuse et suppliante. Je me penchai un peu. Mon regard interrogea le sien.
Ses lèvres remuèrent faiblement, laissant passer quelques sons confus, un bégaiement informe et douloureux. J’essayai de traduire pour lui :
« Aie confiance. Je descends. Je vais ramener les brancardiers. »
Non, non, ce n’était pas cela. Il se savait perdu, condamné... Toujours penché, incroyablement tendu, j’allais m’approcher davantage, faire jusqu’à lui un pas encore. L’ardeur, l’autorité du regard bleu accrurent leur intensité : ce fut vraiment, matériellement sensible, comme la pression d’une main qui m’eût appuyé sur l’épaule. Et soudain je compris, je parlai :
« Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer ? »
Cette fois, oui, c’était bien cela. Les yeux bleus resplendirent, s’illuminèrent d’une clarté magnifique, indiciblement sereine, pacifiée.]e m’étais retourné : j’aperçus sur le ciel, par-dessus l’épaule du boyau, l’extrême bord de l’entonnoir, juste au-dessus des meurtrières. Ma gorge se serra. La même lumière paisible flottait sur les prunelles bleues, maintenant lointaines, comme tournées vers un monde qui désormais n’était plus le mien. Je pus sauter, échapper à la volée mortelle, survivre.
Ce jour-là, à cette minute-là, j’ai su ce que pouvait être un regard d’homme. Je ne devais jamais l’oublier. Aux heures d’épreuve, d’humiliation, de doute, quand le découragement menace, j’évoque les yeux de l’homme exsangue, paralysé, muet, cloué contre la boue, la colonne vertébrale brisée. Et c’est fini, leur lumière est en moi : une fois encore, elle m’a sauvé.
Maurice Genevoix, La Ferveur du Souvenir, La Table Ronde, (paru dans La Marseillaise, 7-13 novembre 1946.)
1. Il s’agit plus certainement du brome ou d’un dérivé, aux effets lacrymogènes et suffocants. Le gaz était chargé dans des grenades ou des projectiles de Minenwefizm (mortiers de tranchée allemands) et, une fois répandu, stagnait dans tous les creux du terrain. L’ypérite (ou gaz moutarde) n’entra en lice qu’en juillet 1917.
Soldats, croquis de Maurice Joron (1883-1937), ville de Bry-sur-Marne. |
L'enfance de Sainte Geneviève, peinture de Puvis de Chavannes, 1824-1898, Panthéon, Ve ardt. On retrouve la sainte que nous avions rencontrée plus haut, dans la peinture de George Desvallière. |
LA NEUVAINE DE SAINTE GENEVIÈVE
La place du Panthéon offre d’étranges disparates. Un dôme, des colonnades, des torchères de bronze, de vastes étendues désertes : c’est l’endroit le plus solennel et le plus romain de Paris, un Piranèse sans soleil, balayé par le vent. Tout à coup, elle s’achève en quartier provincial : une église posée de guingois, une tour gothique, les ogives d’un couvent, quelques vieilles masures composent pour l’aquafortiste un décor de petite ville dévote. Du 3 au 11 janvier, le contraste s’accuse. Derrière la statue de Corneille, une file de baraques s’allonge jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, entre les murs aveugles du Panthéon et les façades enguirlandées de la bibliothèque. On y vend des objets de piété. Une foule paisible s’arrête aux étalages, puis s’achemine vers les marches de l’église dont les cloches sonnent à toute volée. On dirait un lieu de pèlerinage ou le parvis de la paroisse le jour de la fête patronale. Et c’est, en effet, la neuvaine de sainte Geneviève, patronne de la ville. Je doute que Paris l’ait jamais célébrée avec tant de ferveur. Dès l’aube, à l’heure des messes, l’après-midi pour le Rosaire, le soir pour le Salut, la procession des pèlerins ne se ralentit pas. Elle s’engouffre sans discontinuer dans l’église déjà pleine, elle se glisse et se mêle aux flots des fidèles arrivés depuis longtemps, qui eux-mêmes restent debout et piétinent sans espoir d’avancer. Au sortir de la place, attristée par le ciel gris de l’hiver, on a une merveilleuse impression de clarté. Les lustres qu’on ne remarque point d’abord, les trois rangs de vitres blanches répandent dans l’édifice une lumière imprévue. On s’attendait au mystère et aux demi-ténèbres ; on admire l’évidement des nefs presque égales, l’élan des fûts qui montent d’un trait jusqu’à la voûte, sans tribune, sans bas côtés, reliés par d’étroites passerelles comme dans la cathédrale de Rouen et dans l’église d’Eu. Seules, les belles verrières de l’abside assombrissent le chœur ; sous l’arche du jubé, on voit briller dans l’ombre les ors du tabernacle et, à droite, les mille feux allumés devant le tombeau de la sainte, non loin des épitaphes de Racine et de Pascal. Les marchands des petites baraques ne se sont pas mis en frais. Chapelets en verre de couleur, bénitiers en métal estampé ou en coquilles de nacre, c’est la bimbeloterie commune à tous les lieux de pèlerinage. On surprend des propos bizarres : « C’est en aluminium ? interroge une cliente. — Oui, Madame, en aluminium ; vous pouvez le faire indulgencier. » Les images de Jeanne d’Arc, du Sacré-Cœur et de Marie Alacoque (Marie Alacoque, 1647-1690, est une mystique visitandine qui aurait reçu des indications du Christ lui-même, par le biais d'apparitions, qui l'aurait amenée à promouvoir le culte du Sacré cœur, ce qui nous ramène au vitrail de la chapelle Saint Yves. Elle fut canonisée en 1920. Ndr) voisinent aux éventaires avec celles de sainte Geneviève. Une seule « note » d’art, comme disent les critiques : une estampe du dix-huitième siècle, défraîchie mais charmante, égarée parmi ces chromos.
Et l’on pense que tout près d’ici, derrière les murs funèbres de Soufflot, dorment oubliées les plus belles figures qu’ait inspirées aux peintres l’histoire de sainte Geneviève. On se souvient de la petite bergère que l’évêque touche au front d’un geste si paternel, et de la noble vieille, drapée de blanc comme une vestale, qui du haut de sa terrasse veille, la nuit, sur la ville endormie. Mais le temple élevé aux grands hommes par la patrie reconnaissante n’est ouvert que pendant la paix. Pourquoi nous cacher les Puvis de Chavannes et le portrait véritable de la patronne de Paris ? (10 janvier 1915).
Croquis de Paris, 1914-1915, par Maurice Demaison, 1917, Librairie Plon.
La place du Panthéon offre d’étranges disparates. Un dôme, des colonnades, des torchères de bronze, de vastes étendues désertes : c’est l’endroit le plus solennel et le plus romain de Paris, un Piranèse sans soleil, balayé par le vent. Tout à coup, elle s’achève en quartier provincial : une église posée de guingois, une tour gothique, les ogives d’un couvent, quelques vieilles masures composent pour l’aquafortiste un décor de petite ville dévote. Du 3 au 11 janvier, le contraste s’accuse. Derrière la statue de Corneille, une file de baraques s’allonge jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, entre les murs aveugles du Panthéon et les façades enguirlandées de la bibliothèque. On y vend des objets de piété. Une foule paisible s’arrête aux étalages, puis s’achemine vers les marches de l’église dont les cloches sonnent à toute volée. On dirait un lieu de pèlerinage ou le parvis de la paroisse le jour de la fête patronale. Et c’est, en effet, la neuvaine de sainte Geneviève, patronne de la ville. Je doute que Paris l’ait jamais célébrée avec tant de ferveur. Dès l’aube, à l’heure des messes, l’après-midi pour le Rosaire, le soir pour le Salut, la procession des pèlerins ne se ralentit pas. Elle s’engouffre sans discontinuer dans l’église déjà pleine, elle se glisse et se mêle aux flots des fidèles arrivés depuis longtemps, qui eux-mêmes restent debout et piétinent sans espoir d’avancer. Au sortir de la place, attristée par le ciel gris de l’hiver, on a une merveilleuse impression de clarté. Les lustres qu’on ne remarque point d’abord, les trois rangs de vitres blanches répandent dans l’édifice une lumière imprévue. On s’attendait au mystère et aux demi-ténèbres ; on admire l’évidement des nefs presque égales, l’élan des fûts qui montent d’un trait jusqu’à la voûte, sans tribune, sans bas côtés, reliés par d’étroites passerelles comme dans la cathédrale de Rouen et dans l’église d’Eu. Seules, les belles verrières de l’abside assombrissent le chœur ; sous l’arche du jubé, on voit briller dans l’ombre les ors du tabernacle et, à droite, les mille feux allumés devant le tombeau de la sainte, non loin des épitaphes de Racine et de Pascal. Les marchands des petites baraques ne se sont pas mis en frais. Chapelets en verre de couleur, bénitiers en métal estampé ou en coquilles de nacre, c’est la bimbeloterie commune à tous les lieux de pèlerinage. On surprend des propos bizarres : « C’est en aluminium ? interroge une cliente. — Oui, Madame, en aluminium ; vous pouvez le faire indulgencier. » Les images de Jeanne d’Arc, du Sacré-Cœur et de Marie Alacoque (Marie Alacoque, 1647-1690, est une mystique visitandine qui aurait reçu des indications du Christ lui-même, par le biais d'apparitions, qui l'aurait amenée à promouvoir le culte du Sacré cœur, ce qui nous ramène au vitrail de la chapelle Saint Yves. Elle fut canonisée en 1920. Ndr) voisinent aux éventaires avec celles de sainte Geneviève. Une seule « note » d’art, comme disent les critiques : une estampe du dix-huitième siècle, défraîchie mais charmante, égarée parmi ces chromos.
Sainte Geneviève veillant sur Paris endormi, peinture de Pierre Puvis de Chavannes, 1824-1898, Panthéon, Ve ardt. |
Et l’on pense que tout près d’ici, derrière les murs funèbres de Soufflot, dorment oubliées les plus belles figures qu’ait inspirées aux peintres l’histoire de sainte Geneviève. On se souvient de la petite bergère que l’évêque touche au front d’un geste si paternel, et de la noble vieille, drapée de blanc comme une vestale, qui du haut de sa terrasse veille, la nuit, sur la ville endormie. Mais le temple élevé aux grands hommes par la patrie reconnaissante n’est ouvert que pendant la paix. Pourquoi nous cacher les Puvis de Chavannes et le portrait véritable de la patronne de Paris ? (10 janvier 1915).
Croquis de Paris, 1914-1915, par Maurice Demaison, 1917, Librairie Plon.
Ce billet a encore le titre de " Vitraux de Guerre ", pour poursuivre notre série, bien que nous découvrons surtout des peintures, et peu de vitraux. Voici une autre évocation chrétienne peinte de la guerre 14-18. Les photos de ces deux allégories ne sont pas des plus faciles à prendre, comme vous pourrez le constater, si vous vous rendez sur place. (mise à jour du jeudi 6 octobre 2016)
Détail de la peinture précédente. L'atelier d'Henri Pinta, au 23, rue du Géneral Bertrand, VIIe ardt, peut se louer meublé !!! |
Autre point commun avec Georges Desvallières qui avait perdu son fils Daniel tué au front en 1915, Henri Pinta a eu lui deux fils " mangés " par le conflit mondial, Pierre et André, disparus respectivement en 1914 et 1915.
On peut penser qu'il y a un rapport entre ces pertes et la structure des compositions dans chaque chapelle : Deux parties avec chacune un soldat disparu chez Pinta, la mort terrestre de l'un et la montée au cieux de l'autre, comme une même histoire en deux épisodes, mais avec deux acteurs différents, tandis que Desvallières montre un seul soldat montant au ciel, son sacrifice étant rapproché de celui du Christ, ce dernier étant forcément unique.
Pour finir ce 6e billet sur les Vitraux de Guerre, il fallait y ajouter un vitrail afin que son titre ne soit pas trop usurpé. Voici donc une réalisation de l'atelier Champigneulle, commandée pour la sépulture de la famille Olchanski au cimetière Montparnasse, pour honorer la mémoire du Capitaine Jacques Olchanski, chevalier de la Légion d'Honneur et Croix de Guerre avec 5 citations. Une rue du XVIe arrondissement à Paris porte son nom, rue du Capitaine Olchanski.
(Mise à jour du 20 octobre 2016)
Voir ici toutes les réalisations de George Desvallières touchant à la guerre 14-18 dont les vitraux de l'ossuaire de Douaumont.
Bonjour André!
RépondreSupprimerme voilà donc ici d'aprés vos conseils sur flickr....
Article très complet, très bien documenté, et clair!!! merci beaucoup! une mine de savoir pour moi!
bonne fin de journée
Merci Annie de votre visite sympathique ! Oui, votre photo sur votre galerie Flickr était en plein en rapport avec notre thème des Vitraux de guerre, n'était que nous sommes limités à Paris et sa région. Si le thème vous intéresse, sachez que nous avons 7 posts sur ce thème dans ce blog, certains réalisés par mon " collègue " Musard, d'autres par moi. Si vous regardez le dernier billet de Paris Myope, " Vitraux de Guerre 7 " vous avez à la fin les liens vers les 6 posts précédents sur ce thème, dont celui-ci le N°6, que vous venez de lire. Sinon vous pouvez chercher dans le nuage de mots clé (en haut à droite)d'autres thèmes qui peuvent vous intéresser. A très bientôt sur Flickr !
SupprimerBonjour Monsieur, Merci pour tout votre travail sur la représentation de la guerre de 14/18 dans l'art. Mon grand-père Jean Hébert-Stevens était très proche de Georges Desvallières: ils ont réalisés ensemble les vitraux de l'ossuaire de Douaumont. Juste aprés guerre, JHS et sa femme Pauline Peugniez ont réalisé une grande Piétà sur toile qui a été exposée au Salon d'Automne. Cette toile ayant été abimée lors d'un incendie, j'ai demandé à Jean-Baptiste Ambroselli de la restaurer. l'an dernier j'ai fait don de cette toile à l'Eglise de Cambremer. Lien vers une photo très haute définition de ce tableau: http://gigapan.com/gigapans/77447
RépondreSupprimerEn 2004 j'ai filmé la restauration de la Chapelle Saint Yves par Jean Baptiste Ambroselli. Ce film est visible sur youtube: https://www.youtube.com/watch?v=81A_y5SUIcg
Je suis en train de faire une carte de France situant les oeuvres de mes grands parents et de mon père Jacques Bony.
https://www.google.com/maps/d/viewer?mid=1EEiTWk_bRiAbxAVUfTVGgpPz6dIdOfK3&ll=47.272523080522724%2C1.2826800499999536&z=6
Si vous me le permettez je mettrai votre photo pour illustrer l'Eglise St André de Saint Maurice.
Avec toute ma reconnaissance. Pascal Bony
Mr Bony,
SupprimerC'est avec plaisir que je découvre votre message. Vous pouvez tout à fait utiliser la photo de la fenêtre réalisée par votre grand-père à l'église St André de Saint Maurice.
Indiquez simplement " photo Paris Myope ".
On trouve une reproduction du vitrail de Pauline Peugniez à l'église Saint Cyrille & Saint Méthode à Paris dans ce livre : https://www.faton-beaux-livres.com/livre/paris-eglises-belle-epoque-a-nos-jours.4860.php
Je vais regarder les sites et contenus que vous m'indiquez.
Merci de votre visite qui est un honneur pour notre blog.
A bientôt.
André Fantelin
Mr Bony,
SupprimerJ'ai vu votre belle vidéo sur la chapelle St Yves, sa fresque signée Desvallières et la restauration effectuée par JB Ambroselli. Je ne savais pas que l’œuvre avait des parties aussi abimées, puisque l'on voit JB Ambroselli recréer des morceaux entiers dans les parties hautes, à partir de poncifs, tirés peut-être des cartons originaux.
C'est un beau document.
Votre photo de la Piétà est excellente.
Et l'on voit des vitraux dont vous êtes l'auteur, si j'ai bien compris. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Encore merci de votre visite enrichissante !
AF