jeudi 10 novembre 2016

Les eaux de Paris. 3 : Belgrand




Prise d'eau potable dans une cour d'immeuble. rue de l'échiquier, IXe ardt. Depuis
Haussmann, Paris possède deux réseaux d'alimentation en eau : un réseau pour l'eau
de rivière destiné au lavage et à l'industrie (service public) et un réseau d'eau de source
pour l'alimentation (service privé). La lutte fut acharnée pour imposer l'eau de source
et déclarer l'eau de rivière non potable.

Où un préfet à poigne, secondé par des techniciens efficaces, impose l'eau de source à des parisiens amateurs d'eau de Seine





Nommé Préfet de la Seine en 1853, Georges Eugène Haussmann a conservé ce poste jusqu'en janvier 1870. Il a été choisi par l'Empereur pour embellir et réorganiser Paris, doté pour ce faire de pouvoirs étendus que nul préfet ou maire n'avait eu avant lui, ni n'aura par la suite.
Il est animé d'un profond désir de modernisation, et sa carrière de sous-préfet, puis de préfet, en fait un homme d'expérience, familier des innovations techniques et de l'art de commander et d'organiser. Sur de lui, autoritaire, peu attaché au charme du passé, avide de réalisations concrètes, il est l'homme de la situation. Non seulement il saura révolutionner l'alimentation en eau de Paris, lui faisant enfin rejoindre, et même dépasser le modèle londonien, mais il le fera alors que l'annexion de 1860 fait passer la superficie de la capitale de 3 288 à 7 088 hectares et sa population de 1 200 000 à 1 600 000 habitants.

Il a rencontré à ses postes précédents les deux ingénieurs qui mettront en œuvre ces travaux, non seulement sous son autorité, mais même bien après, puisqu'Eugène Belgrand, nommé en 1855, conservera son poste de directeur des eaux et des égouts jusqu'à sa mort en 1878, et qu'Adolphe Alphand, chargé des promenades, des plantations et de l'éclairage sous Haussmann, prendra la succession de Belgrand jusqu'en 1891 ! Cette longévité à leurs postes est la preuve qu'en quelques années, les travaux entrepris par le préfet autocrate s'étaient révélés indispensables.

Concernant les eaux, Haussmann expose son programme dans ses deux mémoires sur les eaux de Paris (1854 et 1858) :
-Amener à Paris de l'eau de source en quantité suffisante pour l'alimentation humaine, les anciennes eaux n'étant utilisées que pour le nettoyage de la voirie et les industries.
-Séparer l'eau de source de l'eau de rivière (c'est à dire essentiellement l'eau de l'Ourcq) en réalisant deux réseaux de canalisations distincts.
-Construire un réseau d'égouts moderne en perçant de larges galeries sous toutes les voies, ce réseau devant, à terme, assurer l'évacuation des excréments (tout-à-l'égout).



Consommation


Comme nous l'avons vu dans les billets précédents, les parisiens buvaient jusqu'alors essentiellement les eaux de la Seine ou de l'Ourcq, d'abord décantées dans des réservoirs, puis filtrées si elles étaient prises dans les fontaines publiques payantes. Elles étaient "froides l'hiver, chaudes l'été et louches en toutes saisons" (Haussmann). Si les eaux de l'Ourcq étaient mal considérées, les eaux de Seine étaient en revanche très appréciées.
Haussmann, seul contre presque tous, décide d'imposer l'eau de source pour l'alimentation, laissant l'eau de rivières aux services de nettoyage et à l'industrie. De plus, estimant trop onéreux à long terme l'utilisation de pompes, il veut la faire venir d'assez haut pour qu'elle parvienne sur les hauteurs de Paris par la seule force de la gravité. C'est la source de la Dhuis, située à 85 km de Paris qui est choisie.
Les opposants ne manquent pas. Le refus des pompes est vu comme passéiste puisque les aqueducs gravitaires étaient utilisés par les Romains, l'eau de rivière a toujours d'ardents défenseurs, détracteurs de l'eau de source, et les travaux à réaliser pour construire les aqueducs et les réservoirs paraissent dispendieux.
L'extension de Paris en 1860 entraîne une plus grande demande d'eau. De plus, certains des nouveaux arrondissements (Ménilmontant) sont bien plus hauts que le Paris ancien, ce qui complique la distribution. Aux premiers travaux sera donc ajoutée la dérivation des eaux de la Vanne.
La réalisation des aqueducs de la Dhuys et de la Vanne permettent à une proportion croissante des parisiens de consommer de l'eau de source, même si, en raison d'un approvisionnement insuffisant, il faudra attendre une dizaine d'années pour que les deux réseaux soient totalement séparés.
Malgré l'augmentation de la population due à l'annexion de 1860, la quantité d'eau fournie par jour et par habitant (toutes eaux confondues) passe de 60 litres en 1854 à 168 litres en 1875. Le nombre des abonnés, lui, ne fait que doubler, passant de 20 000 à 40 000 avec une sous représentation des quartiers populaires.





Carte hydrologique et géologique du Bassin de la Seine. Eugène Belgrand. 1854. Gallica.bnf.fr. Les études de Belgrand en ont fait le premier ou l’un des premiers hydrologues et hydrogéologues au sens actuel de ces termes.




Évacuation


Toute arrivée d'eau implique son évacuation, c'est pourquoi le problème de l'alimentation en eau est intimement lié à celui des égouts.
Rappelons la problématique évoquée dans les billets précédents : en 1850, les égouts n'évacuent que les eaux pluviales et les eaux de nettoyage. Connecter les immeubles au réseau d'alimentation en eau conduit nécessairement à augmenter leur évacuation vers les fosses d'aisances fixes ou mobiles dont la vidange est à la charge du propriétaire. Ce dernier a donc tout intérêt à limiter la consommation en eau de ses locataires.

Le réseau d'égout est considérablement agrandi (35 km par an, passant de 160 km en 1855 à 660 km en 1878) et amélioré sous le Second Empire. On profite des grands travaux pour réaliser sous chaque artère un ou deux tunnels qui servent aussi aux autres distributions (gaz, et plus tard électricité et téléphone). Leur taille est suffisante pour pouvoir assurer leur entretien dans de bonnes conditions avec le minimum de personnel. Ce réseau est lui aussi conçu pour permettre une circulation gravitaire du liquide, sans utilisation de pompes.


Les nouveaux égouts sont les plus modernes d'Europe. Finis les cloaques labyrinthiques explorés jadis par Parent-Duchatelet. Jusqu'à la première guerre, tous les guides de voyage proposeront la visite en barque du collecteur situé sous le Boulevard de Sébastopol, et tous les compte-rendus insisteront sur la propreté de l'endroit et l'absence de mauvaises odeurs. Dessin de Henri Duff Linton. (biusante.parisdescartes)



Dans le domaine de l'assainissement, la grande idée de Belgrand est d'organiser un réseau de collecte unitaire et gravitaire dont il crée lui-même les pentes alors qu'on se contentait auparavant de suivre des déclivités naturelles qui donnaient toutes sur la Seine. Il crée ainsi un nouveau bassin versant, ce qui permet d'évacuer les eaux sales, toujours dans la Seine, mais après Paris.


Le réseau d'égouts de Belgrand évacue toutes les eaux au Nord de Paris, en aval de la ville. La Seine est alors infectée entre Clichy et Poissy, dans des régions encore peu peuplées. L'épandage, puis le traitement dans l'usine d'Achères n'empêcheront pas le rejet direct d'eaux sales dans le fleuve jusqu'en 1978. (gallica.bnf.fr)


Pour diminuer la pollution de la Seine dans Paris, on cesse d'évacuer les égouts dans la ville ou en amont, et les collecteurs rejettent les eaux sales à Clichy. Le problème n'étant que déplacé, les premiers projets d'épandage sont lancés en 1869. Ils aboutiront dans la décennie suivante avec les épandages de Gennevilliers et d'Achères.

Reste le problème des vidanges et du "tout à l'égout". L'évacuation des excréments par les égouts se heurte à trois oppositions. Celle des propriétaires, qui doivent à la fois payer l'eau qui arrive dans leur immeuble (en l'absence de compteur, les locataires payent un prix fixe) et payer la vidange des fosses d'aisance. Or, le tout à l'égout implique la chasse d'eau, donc une bien plus grande consommation d'eau, et du même coup des vidanges beaucoup plus fréquentes. La seconde opposition, qui sera d'ailleurs la plus virulente et la plus efficace, est celle des vidangeurs eux-mêmes, qui tirent profit, et de la vidange des fosses, et de la transformation des excréments utilisés comme engrais. Les derniers opposants sont les hygiénistes inquiets de la divagation de micro organismes pathogènes, hygiénistes au premier rang desquels on trouve Pasteur.

En 1867, cependant, les immeubles disposant de tinettes filtrantes peuvent évacuer les liquides dans les égouts, mais le véritable tout à l'égout ne sera mis en œuvre que vingt ans plus tard.



Les tinettes filtrantes autorisées dès 1867 sont reliées aux égouts. Les liquides seuls sont évacués, ce qui économise les vidanges, d'où leur succès auprès des propriétaires : on en compte 600 en 1867 et 35 000 en 1894. Système intermédiaire entre la fosse d'aisance et le tout à l'égout redouté par les hygiénistes, elles sont qualifiées d'"hypocrisie du tout à l'égout". (gallica.bnf.fr)





L'eau de boisson en 1862


Les eaux de Paris étudiées au point de vue de la santé publique : quelles eaux veut-on faire boire aux Parisiens ? / par le Dr A. Linas,1862

Comme on le sait, Paris reçoit actuellement ses eaux : 1° de la Seine (par les machines de Saint-Ouen, de Clichy, de Neuilly, d'Auteuil, de Chaillot, du quai d'Austerlitz et d'Alfort) ; 2° du canal de l'Ourcq; 3° d'Arcueil ; 4° du puits artésien de Grenelle ; 5° des sources de Belleville et des Prés-Saint-Gervais.
Sur les 143,400 mètres cubes d'eau fournis journellement par ces diverses provenances, 60,000 sont consacrés aux services privés et 93,000 mètres environ aux services publics, ou restent disponibles ; d'où il résulte qu'il n'y a guère que 35 litres par tête d'habitant et par jour. En outre, sur 56,481 maisons que compte aujourd'hui Paris, il y en a 35,533 au moins qui n'ont que de l'eau de puits, ou même aucune espèce d'eau, ainsi que l'a déjà constaté plusieurs fois la Commission des logements insalubres. Enfin, parmi les habitations les mieux pourvues, quelques-unes seulement reçoivent l'eau jusqu'au deuxième ou troisième étage, tandis qu'à Londres elle est mise à la disposition de toutes les maisons particulières et y monte à toutes les hauteurs.
« Paris, écrit M. Robinet (Rapport sur le projet de dérivation des sources de la Dhuis), malgré les efforts immenses et persévérants de tous ses administrateurs, ne reçoit encore qu'une quantité d'eau inférieure (eu égard au chiffre de sa population) à celle dont on dispose dans plusieurs capitales, et même dans quelques villes de France de second et de troisième ordre. »
En effet, au point de vue de l'abondance des eaux, non seulement Paris est singulièrement distancé par Rome, Londres, Glascow, Édimbourg, Gênes, Genève, New-York, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Grenoble, Besançon, Dijon et Montpellier; mais il est même (pro pudor!) cent piques au-dessous de Carcassonne et de Castelnaudary, qui donnent libéralement à leurs habitants, l'une 400, l'autre 150 litres d'eau par jour !
M. le préfet de la Seine a donc pu dire avec raison, dans un de ses remarquables Mémoires : « Paris, qui a la prétention d'être à la tête de la civilisation moderne, le siège principal des sciences et des arts, le chef-d'œuvre des architectes et des ingénieurs, le modèle de la bonne administration populaire, la véritable Rome du siècle présent, Paris en est encore aux expédients pour fournir à toutes les branches du service de ses eaux les quantités rigoureusement nécessaires. Ses fontaines monumentales ne coulent que pendant le jour, et laissent voir trop souvent encore leurs vasques et leurs statues desséchées. Les bornes fontaines sont rationnées ; quand elles s'ouvrent, les conduites des maisons particulières se tarissent. »



Fontaine de cour d'immeuble. Seconde moitié du XIXe s. 63, rue de la Roquette, XIe ardt.




Contre les aqueducs



1° Objections économiques ou financières. — Un des arguments qui ont le plus vivement frappé le public se tire des frais énormes occasionnés par les travaux de dérivation, et, partant, de l'élévation qui en résultera pour le prix de revient et le prix de vente de l'eau. (...) L'eau de la Champagne coûtera 15 centimes par mètre cube, prix quadruple de celui auquel peuvent la fournir des machines à vapeur fonctionnant sur place, et pouvant faire ce service au prix de 4 centimes par mètre.

2° Objections hydrauliques. — Le travail dispendieux que l'on se propose n'est qu'une imitation servile et rétrospective des anciens Romains, auxquels étaient inconnues les forces dont la science dispose aujourd'hui. (...)

3° Objections géologiques. — Le système de la nappe d'eau souterraine, sur lequel repose le projet de captage des eaux champenoises, n'est qu'une hypothèse et peut-être une chimère. — D'ailleurs, en admettant l'existence de cette nappe souterraine, est-il admissible qu'elle soit inépuisable ? L'abaissement des eaux dans certains puits de la contrée et même la siccité complète de ces puits, dans certaines années, n'autorisent-ils pas à craindre le chômage des aqueducs et la disette d'eau dans Paris, pendant les jours de sécheresse? (...)

4° Objections chimiques et physiques. — En raison de leur composition chimique, les eaux de la Champagne produiront dans les siphons de l'aqueduc et dans les conduites de fonte des incrustations épaisses, au point de ne plus permettre, au bout d'un certain nombre d'années, le passage de l'eau. Ces eaux sont impropres à la cuisson des légumes et dissolvent si mal le savon, qu'il en résultera, chaque année, pour les habitants de Paris, une augmentation de 1 million 700,000 francs de frais de savon.

5° Objections administratives et légales. — Un préjudice considérable sera causé à la Champagne par l'apport de ses eaux. Les prairies seront privées de leurs moyens d'irrigation ; les moulins seront arrêtés ; les projets formés pour l'introduction d'une agriculture perfectionnée dans le pays ne pourront recevoir aucune suite. (...)

6° Objections patriotiques et sentimentales. — C'est dans la vallée de Saint-Gond que, en 1814, deux bataillons de volontaires du pays, qui s'étaient levés pour la défense du territoire, ont été anéantis par l'armée russe ; et c'est la contrée habitée par les descendants de ces martyrs qu'on veut réduire à mourir de soif, qu'on veut rayer de la carte du progrès agricole pour la ramener à l'état de Champagne pouilleuse d'il y a soixante ans !. « Il y a dans cette vallée, dit plus pathétiquement encore M. le docteur Jolly, un lieu saint, un lieu de prières, un lieu de triste souvenir que personne n'oserait profaner, c'est la tombe de deux bataillons entiers de volontaires armés, en 1814, pour la défense de leur territoire, et qui sont tombés sous les masses de l'armée russe ; tombe sacrée! où vous ne pourriez toucher sans commettre un sacrilège aux yeux du pays, qui ne vous demanderait pas seulement grâce pour ses eaux, grâce pour ses champs et ses moissons, mais pitié pour la tombe de ses enfants martyrs ! »
Et puis, qu'adviendrait-il de Paris, si notre territoire était envahi de nouveau par une coalition étrangère? Les ennemis couperaient sans pitié les aqueducs de la Champagne, et chaque Parisien valide se trouverait dans la nécessité, sous peine de mourir de soif, d'aller lui-même (car l'état de porteur d'eau n'existerait plus) puiser dans la Seine sa ration habituelle, et vraisemblablement la boire sans filtration.

7° Objection tirée de la physiologie animale et végétale.
La population de Paris a une répugnance invincible pour les eaux de sources, et au contraire une prédilection séculaire pour les eaux de la Seine.



Fontaine d'applique. 3, rue Bailly, IXe ardt. Seconde moitié du XIXe s. Dauphin, massettes et trident
de Neptune : technique moderne et décor classique.1900 ?



 
Les eaux de Paris : principes d'aménagement, d'élévation et de distribution applicables à l'approvisionnement des villes situées sur les cours d'eau / par Delamarre, 1861


Tout le monde connaît ce projet d'aqueduc proposé par M. le préfet et consigné dans ses deux Mémoires de 1854 et 1859. Il repose sur les études de M. l'ingénieur Belgrand, qui avait reçu la mission de rechercher des eaux de source de bonne qualité et susceptibles d'être amenées en quantité suffisante sur les points culminans de Paris.
Une délibération du conseil municipal a reconnu que, d'après les recherches de M. Belgrand, il serait possible de conduire des plateaux de la Champagne à Paris, par un système d'aqueducs en maçonnerie et de conduits métalliques, et moyennant une dépense qui ne dépasserait pas 26 millions, une eau pure, claire, fraîche et abondante, à une altitude de 80 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui en permettrait la distribution dans tous les quartiers de la ville et à tous les étages des maisons.
Mais le conseil général des ponts et chaussées a prudemment pensé que cette dépense devait être portée à 30 millions, et des discussions publiques ont démontré depuis que cette prévision serait encore considérablement dépassée.
Les réminiscences de l'antique sont bonnes parfois, sans aucun doute, et, sous certains rapports, nous croyons qu'elles seraient souvent profitables aux contemporains, mais ce ne pourrait être en matière de constructions hydrauliques.



L'aqueduc de la Vanne, à son arrivée à Paris, reprend le tracé de l'aqueduc romain qui alimentait vraisemblablement les thermes de Cluny et de l'aqueduc Medicis qui amenait les eaux de Rungis au château du Luxembourg. Les trois aqueducs sont superposés à Arcueil. Utiliser cette ancienne technique au milieu du XIXe siècle pouvait sembler passéiste. A long terme, le système gravitaire était pourtant le plus économique (et le plus eco-friendly).




M. le préfet de la Seine, épris des gigantesques travaux exécutés par la Rome des Césars pour conduire sur ses collines, par neuf aqueducs différens, un volume d'eau prodigieux, aspire à imiter les Romains : il désire ajouter un aqueduc monumental aux splendides édifices dont son administration a déjà doté la capitale. Tout en respectant la noble ambition du grandiose, nous croyons, avec bon nombre de personnes compétentes, qu'il faut avant tout être de son temps, et tenir compte des progrès acquis.
Pourquoi cette imitation rétrospective et servile des Romains, qui, après tout, dans ces gigantesques travaux, véritable enfance de l'art, ne pouvaient faire que ce qui était possible alors : prendre l'eau sur des cimes supérieures et la laisser couler naturellement par sa propre pesanteur vers la ville souveraine ?
Aujourd'hui la science met à notre disposition des forces inconnues à la civilisation romaine. Ces forces nous permettent d'élever sur place même, contre leur propre poids, des masses d'eau énormes, à un prix final de revient beaucoup plus économique.
Cette économie s’accroît quand on peut utiliser, ainsi que nous le démontrerons, les forces naturelles qui sont sur les lieux à notre dispotion.
Nous laisserons aux hommes compétens à examiner dans quelle mesure on peut admettre d'emblée la possibilité réelle de recueillir les masses d'eau prévues au projet de M. Belgrand.




Carte des dérivations d'eaux des sources de la Dhuis, de la Vanne et du Surmelin, 1861. (Gallica.bnf.fr). Il fallait à Paris des eaux de source de bonne qualité prises à une hauteur suffisante pour circuler par la seule force de la gravité. L'aqueduc de la Dhuis, commencé en 1863 et achevé dès 1865, fait 131 km de long pour 20 mètres de dénivelé seulement, l'aqueduc de la Vanne (1865-1874) 173 km. L'eau était stockée dans les immenses réservoirs de Ménilmontant et de Montsouris. (gallica.bnf.fr)



Les eaux de Paris étudiées au point de vue de la santé publique : quelles eaux veut-on faire boire aux Parisiens ? / par le Dr A. Linas,1862

Séquanistes et Antiséquanistes



Tout le bien et tout le mal qu'on a dit sur l'eau de rivière et sur l'eau de source, en général, ont été répétés à propos de l'eau de la Seine et de l'eau des sources champenoises, en particulier.
(...)

Résumons en quelques mots l'attaque et la défense.
La Seine, ont dit les ennemis de ce fleuve (que je nommerai, s'ils le veulent bien, les Antiséquanistes), est le réceptacle des déjections et des résidus d'une population de 1 million 700,000 habitants. Des égoûts et des ruisseaux sans nombre vomissent, nuit et jour, dans son lit, des torrents d'eaux noires, bourbeuses, chargées d'immondices solides de toute nature et de l'horrible liqueur des fosses d'aisance ; si bien que les Parisiens, comme le disait plaisamment Beaumarchais, boivent le soir ce qu'ils ont vidé le matin. Toujours souillée par toutes sortes d'impuretés, toujours infectée de matières organiques, végétales ou animales, l'eau de la Seine relâche l'estomac et donne la diarrhée aux étrangers qui n'y sont pas accoutumés. Elle est chaude en été, froide en hiver. Pendant les trois quarts de l'année, elle est trouble ou louche, et elle ne peut être bue sans filtrage préalable, même lorsqu'elle paraît limpide.
L'eau de Seine, répliquent les Séquanistes, coulant toujours également sur son lit sablonneux et quartzeux, toujours exposée à l'air libre et au soleil, par conséquent toujours bien aérée et parfaitement oxygénée, contenant toujours des principes en dissolution et en suspension, dans des proportions presque invariables, avec des combinaisons que la nature elle-même semble avoir merveilleusement appropriées à tous les besoins de l'hygiène, l'eau de Seine est et sera toujours l'eau potable par excellence. Elle est agréable au palais, légère à l'estomac, très propre à favoriser les digestions, incomparable pour les usages domestiques, justement appréciée par toute l'industrie, excellente pour l'arrosage et parfaitement propre à éteindre les incendies.
Voilà ce que disent les séquanistes modérés.

Les fanatiques ajoutent que l'eau de Seine possède des vertus médicinales non pareilles, que beaucoup de malades doivent à son usage le rétablissement de leur santé ; ils citent avec complaisance le témoignage de l'empereur Julien, les bons certificats de Boerhaave, de Bernier, de Macquart, de Parmentier et les assertions du comte de Forbin, qui regarde l'eau de Seine comme un spécifique contre les coliques venteuses. Enfin, l'eau de Seine, à leurs yeux, n'est pas seulement un remède, une panacée, c'est encore une eau de Jouvence : elle augmente la fraîcheur du teint, l'éclat de la peau, la souplesse des muscles, et, ce qui vaut mieux encore, la longueur des jours de ceux et de celles qui se vouent à son usage. On a soutenu sérieusement que la bonne qualité de l'eau de la Seine entrait pour un tiers dans les causes de longévité des riverains.
Évidemment, la vérité ne saurait être ni du côté des détracteurs qui ont poussé l'accusation jusqu'à la médisance, ni du côté des enthousiastes qui ont attribué à l'eau de Seine les propriétés réunies des eaux du Léthé, de Jouvence et de la Salette.
(...)




Fontaine d'applique en fonte de fer. Modèle des fonderies du Val d'Osne,
56 rue Notre-Dame-des-Champs, VIe ardt. Vers 1870.



Mais nous avons vu que les hygiénistes exigent encore que l'eau destinée à la buisson soit limpide, d'une température à peu près constante, douce en hiver et fraîche en été, et surtout qu'elle soit pure de toute matière organique, azotée.
Les avocats de l'eau de Seine ont peut-être fait trop bon marché de ces qualités. Nous croyons, pourtant, qu'elles ont en hygiène une importance considérable.
A part quelques Parisiens endurcis et atteints de séquanisme chronique, tout le monde s'accorde à proclamer l'impureté notoire de l'eau de la Seine, dans tout son parcours à travers la ville et jusqu'à une certaine distance en aval de Paris. La présence des matières organiques azotées, putrescibles, en voie de fermentation ou de décomposition, a été démontrée et mise hors de doute par les travaux de MM. Poggiale, Bussy et Boudet.
Il résulte des analyses faites par ces habiles chimistes que la proportion d'ammoniaque, qui peut être considérée comme la mesure du degré d'impureté d'une eau, comme son quotient d'insalubrité, augmente sensiblement depuis le pont d'Ivry jusqu'au pont de l'Aima, et qu'au niveau des pompes de Chaillot notamment, elle s'élève à 34 centièmes de milligramme, c'est-à-dire au delà des limites compatibles avec les qualités d'une bonne eau potable.
On a dit, il est vrai, que ces graves inconvénients disparaîtraient bientôt, grâce au système des grands égouts collecteurs, destinés à transporter au loin les immondices et les déjections des maisons et des rues. — Sans aucun doute, ces vastes exutoires affranchiront la Seine d'une grande partie de ses impuretés ; mais il est aussi très certain que le fleuve recevra encore et conservera toujours assez de souillures pour inspirer une juste répugnance aux consommateurs, et exercer une influence fâcheuse sur la santé publique.
(...)
Dans la même séance, M. Coste est venu confirmer les assertions de M. Bouchut. « Dans les réservoirs du laboratoire du Collège de France, qu'alimente l'eau de la Seine, il se développe une grande abondance de dépôts malsains, de végétaux et d'animaux microscopiques. Je mesure, en quelque sorte, l'intensité de cette altération, dit l'éminent professeur, par l'influence nuisible qu'elle exerce sur l'incubation des œufs de poisson, qui, ici, font office d'instruments d'expérimentation d'une sensibilité extrême. La mortalité y est toujours en proportion de la fermentation, dont l'œil nu, l'odorat ou le microscope permettent aisément de constater l'existence. »
Ce qui donne plus de valeur à ces recherches, et leur sert, pour ainsi dire, de contre-épreuve, c'est que, suivant l'observation de M. Bouchut, l'eau des réservoirs de l'Observatoire, alimentés par les sources d'Arcueil, présente la limpidité du cristal ; rien n'en trouble la pureté, et elle ne renferme jamais aucun infusoire végétal ou animal.
Tout le monde n'a pas pris au sérieux ce qu'on a nommé malignement « l'effroyable récit de M. Bouchut ». Peu s'en faut que M. le docteur Jolly ne présente ce travail comme une sorte de conte de Barbe-Bleue, imaginé à plaisir pour « inspirer à la population de Paris toute répugnance et tout dégoût pour l'eau de Seine ». En tout cas, notre savant et spirituel confrère soutient « qu'il n'y a guère lieu de s'effrayer de pareils récits au point de vue de l'hygiène », et rappelant la fameuse expérience de Spallanzani, il déclare qu'on ne peut exciper de la présence des matières organiques dans les eaux de rivière contre leur usage domestique.




 
Mémoires du Baron Haussmann / Haussmann, Georges Eugène, 1890-1893


En terminant ce chapitre, le dernier des quatre que j'ai dû consacrer à la transformation complète du service des Eaux dans Paris, véritable épopée, ainsi que mes lecteurs pourront s'en convaincre, je ne puis m'empêcher de dire qu'arrivé à l'âge où le repos, que je ne connais pas encore, aurait tant de prix, je suis étonné moi-même du courage, de l'audace même dont je fis preuve, dès mon arrivée à l'Hôtel de Ville, en osant le premier et longtemps le seul, mettre en doute la valeur de l'eau de Seine, en tant qu'eau potable. Ce préjugé formait comme un article de foi pour la population si peu croyante de Paris, et bien plus, pour des corps savants, dans le sein desquels cette légende a persisté jusqu'à nos jours.
Il a fallu tous les faits qui, dans ces derniers temps, ont mis en évidence l'insalubrité des eaux de rivière comme boisson, pour déterminer un courant d'opinion tout autre et si général désormais que je serais seul et honni de tous comme en 1853, si, changeant à mon tour de convictions, je m'avisais d'en préconiser l'usage.



Comment le tout à l'égout s'est imposé à Paris puis à la France entière :
-La bataille du tout à l'égout, Gérard Jacquemet. Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1979

Une belle description des réservoirs de Ménilmontant et de Montsouris :
-Paris, ses organes, ses fonctions dans la seconde moitié du XIXe siècle, Maxime du Camp, 1879. Le service des eaux

-Les travaux souterrains de Paris, Eugène Belgrand, 1872-1887

Hydrologue, archéologue, novateur, travailleur infatigable, Belgrand est une grande figure d'ingénieur 
-Eugène Belgrand, par René Coulomb.

Pour en savoir plus sur les travaux belgrandins, les usines élévatoires, le ciment Portland, les siphons et tous les ouvrages d'art :
-La revue scientifique de la France et de l'étranger, octobre 1878 : Les eaux et les égouts de Paris

Dans Paris Myope :

Les eaux de Paris. 1 : le temps des pompes
Les eaux de Paris. 2 : avant Haussmann


Fosses mobiles inodores
Les odeurs de Paris
Épandage et maraîchage

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