lundi 13 avril 2015

Vitraux de Guerre 5





Albert Abraham Joseph Mordo, lieutenant au 62e Régiment d'Infanterie, " tué à l'ennemi le 26 septembre 1915 ", vitrail du caveau familial, cimetière du Père-Lachaise, XXe ardt.






Avec ce cinquième billet autour des vitraux commémorant la première guerre mondiale et ses combattants, nous nous éloignons des rapports étroits entretenus entre le catholicisme et le patriotisme, pour évoquer les liens que la publicité d'alors n'a pas hésité à tisser avec la terrible situation des soldats engagés sur le front, à toutes fins de profit.
Puis nous découvrons la singulière histoire de François Waterlot, survivant à son exécution pour l'exemple, à travers le récit qu'il en fait à ses proches.












J’ai connu ce qu’il est convenu désormais de nommer une « émotion populaire ». Nous nous étions endormis dans la paix, nous nous réveillions dans la guerre. Cela se traduisit rue Riquet par des galopades dans l’escalier dès le jour levé, des vociférations de fenêtre à fenêtre, un bruit de vitrine effondrée, et des cris montant d’une petite foule où dominait « à bas les boches ! ». Une voisine vint avertir ma mère qu’on distribuait gratis, dans la rue face à notre immeuble, le lait et le beurre de la boutique Maggi, promptement baptisée entreprise allemande.





Ancienne inscription Maggi, 19 rue de Paris, Charenton-le-Pont, Val-de-Marne.





Ayant sauté dans mon froc et mes pompes, je dégringolai les quatre étages et débouchai sur une scène la plus propre à réjouir un mouflet, l’enfant appréciant fort le vandalisme et le pillage. De la boutique Maggi, plus une vitrine n’existait. La porte gisait au milieu de la rue, arrachée de ses gonds. Le meuble vitrine, où étaient exposées les primes accordées à la clientèle fidèle, avait été rapidos soulagé de ses tasses et de ses couverts. Deux costauds venaient de le sortir et l’emportaient en direction de la rue Buzelin. Les bidons ayant contenu le lait restaient vides, et ma pauvre maman, venue trop tard, battait en retraite, sa boîte de fer émaillé à bout de bras. Deux malfrats bien connus, les frères Donroy, achevaient de démonter la cuve rectangulaire en cuivre de la tireuse. Nul butin à ma mesure ne m’apparaissait. Je regardais les Donroy charger la lourde cuve à l’épaule. Ils s’éclipsèrent dans la rue Pajol, en direction de la place Hébert. Ils devaient, j’en avais la certitude, aller négocier leur affaire chez le père Collard, le brocanteur, peu scrupuleux sur l’origine de ce qu’il achetait.
La rue s’était peuplée. Formés en petits groupes, des voisins, parfois des copains aussi, se dirigeaient, encadrés de leurs femmes portant des paniers d’où dépassaient les goulots des litrons, vers la gare de l’Est. Quelques rares avaient déjà coiffé un képi datant de leur active. « À Berlin ! » clamaient certains groupes, et d’autres : « À bas Guillaume ! » Cris repris par la foule qui grossissait sur les trottoirs. En bas, au 73, Joseph, le patron du tabac, avait rabattu ses volets et, coiffé d’un képi de sous-officier, servait, à comptoir ouvert et gratis, les partants de sa connaissance. Lui-même rejoignait Maubeuge, dans l’artillerie, la « lourde » précisait-il avec une détermination qui ne présageait rien de bon pour le boche. Ma mère vint m’arracher au ravissement que me causait ce délire patriotique populaire. Le café était prêt ; nous le bûmes sans lait ce matin-là.





En 1911 la guerre se rapprochait...






La semaine qui suivit vit encore monter la fièvre patriotique. Des régiments partant affronter l’ennemi, désormais héréditaire, défilèrent rue de La Chapelle, allant s’embarquer à la gare de marchandises du réseau du Nord. Ils passaient en tenue de campagne, le sac chargé au dos, les cartouchières garnies, l’arme sur l’épaule, au pas cadencé, dans un hourvari continu d’acclamations. Nous vîmes même défiler un régiment de tirailleurs sénégalais, grande nouveauté pour le quartier, certains habitants n’ayant de leur vie jamais vu un seul nègre.
Yvonne, femme de mon frère Louis, était arrivée trop tard à la caserne de Courbevoie pour assister au départ de son époux. Le régiment avait déjà fait mouvement dans la nuit, nul ne savait pour quelle direction. Déjà la caserne accueillait un flot de réservistes ardents pour la relève des gars d’active. Dans les journaux, naissait le communiqué, toujours sibyllin, et un inventaire descriptif de notre armement. Le « 75 » à tir rapide avait toutes les vertus qu’on peut attendre d’une pièce d’artillerie : mobilité, précision, mise en batterie quasiment instantanée ; le « 155 », long et court, s’avérait tout aussi ravageur et à peine moins maniable étant donné son calibre. Le boche s’était montré réellement très imprudent en venant se frotter à nos troupes d’élite, supérieurement armées.













Tel était le fond de la pensée du populo de mon faubourg. D’école pour les mouflets, il n’en était plus question, en cette période de vacances. Ce fut, pour nous galopins, une merveilleuse période de liberté. La plupart des pères de mes copains avaient rejoint leur régiment. Le mien, de père, atteint par la limite d’âge, demeurait dans « ses foyers », ce qui me le révélait singulièrement vioc. La grande attraction du quartier était devenue la mise en défense des fortifs, creusées de tranchées, et de la porte de La Chapelle, barrée par des chevaux de frise et des barricades de sacs de terre. Des fantassins de la territoriale y montaient une garde vigilante.
À l’enthousiasme belliqueux de la première semaine avait succédé une morosité plus accordée aux nouvelles qui filtraient du théâtre des opérations. Tout d’abord, la violation de la neutralité de la Belgique avait surpris, puis indigné. Les premiers réfugiés belges colportaient, sur les boches qu’ils avaient fuis, des anecdotes à faire frémir, et les plus propres à faire redouter une avance de ces barbares dont on assurait qu’entre autres vacheries, ils coupaient au ras des poignets les mains aux petits enfants !












Le communiqué dont la lecture prenait le caractère d’un devoir patriotique n’avait, lui, rien de réconfortant. Bien que fermement contenue par nos troupes, la horde teutonne avançait d’un mouvement continu en direction de Paris. Déjà pointait une sourde inquiétude que les stratèges de comptoirs s’acharnaient à contenir. Vainement, car on se battait maintenant sur la Marne, et, ô comble ! une patrouille de uhlans venait d’être exterminée à Luzarches, à un peu moins de trente kilomètres de la porte de La Chapelle ! Cette fois, la panique s’installait, alimentée par le « bobard », rumeur qui s’amplifiait par la transmission de bouche à oreille de nouvelles aux origines incontrôlées, mais que chacun pouvait répercuter en les dramatisant encore.
Prévenus par la rumeur, on se ruait, vieux, femmes de tous âges et mouflets mêlés, pour voir du pont Riquet sur le réseau de l’Est, sur le pont Ordener sur les lignes du Nord, arriver, à un ralenti prudent, les premiers convois sanitaires de blessés évacués du front. À la vue de ces longs trains silencieux d’où ne parvenait ni un chant ni un cri, la fièvre belliqueuse des premiers jours tombait brutalement.
Le premier mort au champ d’honneur des mobilisés de la rue Riquet fut Joseph, le patron du tabac. Une dame de la Croix-Rouge en vint apporter la sinistre nouvelle à sa femme. Le brave homme avait péri à Maubeuge, dans les ruines d’un fort pilonné par une artillerie boche, plus lourde encore que celle que lui, confiant, était parti servir. Pour nous, le premier choc direct de la guerre est d’apprendre la blessure, sur la Marne, de mon frère Louis. Chance relative, mon aîné est soigné à l’hôpital des Récollets, réquisitionné par l’armée, à dix minutes de marche de La Chapelle. Nous fonçons le voir. Parmi une foule d’éclopés, Louis pouvait faire figure de bien-portant. Quelques éclats d’un obus de 77 lui ont déjà été retirés du corps, et sa guérison devrait être rapide. Yvonne et ma mère sont, sur l’instant, rassurées. Louis nous désigne quelques veinards, sérieusement attigés, qui ont, eux, ce qu’on commence à appeler la « bonne blessure », génératrice de réforme. De pension, nul ne parle encore. La vraie chance est alors d’être éloigné de la ligne de feu. Louis n’aura pas ce bonheur. Sitôt rétabli, il devra rejoindre le dépôt de son régiment, sans même la perme de convalescence qu’il avait si ardemment espérée. « La France a besoin de tous ses enfants », écrit alors un journaliste inspiré, pour justifier ces mesures de retour express des combattants au « casse-pipes », ainsi les soldats baptisèrent-ils la zone des combats.









L’incursion de quelques Taube (Etrich Taube, avion allemand, dont les ailes rappellent la forme de celles de la colombe, N.d.r.) dans le ciel de Paris, jointe au fait incontestable que si Joffre avait stoppé l’invasion allemande sur la Marne, le Teuton ne battait nullement en retraite, militèrent dans l’esprit de mon père en faveur de notre repli à la campagne. Entendait-il, en bon père de famille, nous mettre en sécurité ? se réserver un peu d’indépendance ? se décharger pour un temps de trop de bouches à nourrir tandis qu’il recherchait un travail ? Son dessein réel n’a jamais été éclairci. Indéniablement en effet, le moment était venu pour mon daron de se reconvertir dans un labeur plus farineux que la fleurette. Incidence imprévisible de la guerre, la fleur artificielle venait brutalement de passer de mode. La plume tenait encore un peu pour les garnitures de chapeaux des femmes frivoles, mais la dominante devenait le crêpe de deuil, porté en turbans ou en longs voiles. Les hécatombes de combattants allant s’amplifiant, un retour rapide au décor floral des bibis devenaient hautement improbable.

(…)

Après avoir vécu quelques mois d’une relative quiétude, nous retombions à La Chapelle, dans un univers où la guerre était obsessionnellement présente. Dans notre voisinage immédiat, les morts au champ d’honneur s’étaient multipliés durant notre absence, et les femmes endeuillées ne se comptaient plus. Certaines s’en consolaient dans une activité nouvelle, l’usine offrant de hauts salaires et le contact avec de vigoureux mâles métallurgistes, rappelés du front pour tourner les obus de la Victoire, dont les états-majors faisaient une intense consommation.











Un peu partout, les femmes s’étaient substituées aux hommes, et commençaient une émancipation inconcevable quelques mois plus tôt, dans les mœurs et plus visiblement dans la toilette. Le bas de soie remplaçait celui de coton chez la plupart des nanas, les plus modestes optant pour le bas de fil. Les jupes en prenaient une tendance à raccourcir, dévoilant l’amorce du mollet, audace que les mémés traditionnelles condamnaient fort, et qui ne manquait pas d’inquiéter le combattant en permission, devenant facilement soupçonneux devant une épouse qu’il retrouvait beaucoup plus élégante et désirable que lorsqu’il l’avait quittée. Les moins favorisées des laborieuses de faubourg, délaissant le confectionneur négrier, bossaient maintenant pour l’Intendance. Aux uniformes traditionnellement coruscants de l’avant-guerre, se substituaient les tenues « bleu horizon », moins repérables dans le cirque infernal du champ de bataille, aussi les machines à coudre piquaient-elles, avec ardeur et profit, le drap rugueux des culottes, des vareuses et des capotes, le trois-pièces linceul pour tant de troupiers dont le nom s’inscrirait sur le monument aux morts d’un village. Dans notre cour du 73, la carrosserie Marcou travaillait, elle aussi, avec fièvre pour l’armée, retapant des véhicules aux caisses disloquées par des éclats de bombes ou d’obus


(…)






 














Mon oncle Pierre a rejoint une unité sanitaire, grâce à un début d’études en pharmacie tentées dans sa jeunesse. L’oncle Achille lui, réformé de toujours, en dépit d’une santé florissante, prospère à Saint-Étienne dans la récupération des machines-outils réclamées de toutes parts par les industriels travaillant pour l’armement. Il s’est adjoint un associé roumain, spécialiste du trafic de l’acier, étonnamment doué pour découvrir des stocks de ce métal ayant échappé à la réquisition. Ce joyeux tandem se régale et mène la vie à grandes guides des profiteurs. L’oncle Achille a loué à l’année une chambre à l’hôtel Moderne, sous le prétexte d’être plus proche des ministères ; mon père, qui a été son familier, soutient qu’il doit plutôt avoir cédé à un goût tenace pour les petits théâtres, leurs actrices et, complémentairement, les soupers fins. Pas grisé par sa réussite, Achille, pétulant et réjoui, nous rend épisodiquement visite. Toujours impromptu, il apparaît un gigot sous le bras, ayant commandé les meilleures bouteilles aux Caves du Languedoc, et de savoureuses charcuteries chez Potin. C’est la java, et l’oncle ne manque jamais durant le dîner d’informer mes parents des potins de la vie parisienne. Bien que les gens mis en cause me soient totalement étrangers et que leur comportement, qui amuse mon père, n’ait pour moi aucun sens, j’en pressens obscurément l’existence d’un autre monde où il doit faire bon vivre.

(…)

Une panique plus durable devait être celle amenée par la « grippe espagnole », que d’aucuns ont prétendu assimiler à la peste.
Rares furent ceux des Parisiens terrassés par l’épidémie, à en guérir et se remettre. Le corps médical, impuissant à trouver un remède, ne pouvait plus guère que constater et enregistrer les décès, et passer la main à ces messieurs des pompes funèbres, eux-mêmes vite dépassés par la croissance du fléau. Nous étions, rue Riquet, aux toutes premières loges pour apprécier, quasi scientifiquement, la progression du mal implacable, notre rue se trouvant être le cheminement naturel des corbillards pour se rendre au cimetière de Pantin, une des rares nécropoles parisiennes à disposer encore d’emplacements vacants pour le grand repos. Y étaient inhumés les défunts des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements. Défilé macabre, des aurores à la nuit. Tout d’abord à l’allure habituelle des convois, le corbillard contenant un unique cercueil, puis très vite la voiture mortuaire, chargée de deux cercueils et les chevaux adoptant un petit trot, que les familles mêlées ont peine à suivre. Suivant cette progression, au plus fort de l’épidémie, l’on verra le triple et même le quadruple enterrement, certains de nuits les familles, incapables de suivre les temps de galop que donnent les cochers à leurs attelages, se rendant directement au cimetière pour y attendre leurs morts. Bien qu’épargnée par le fléau, ma famille, à l’instar de beaucoup alors, sombrait dans une morosité sans remède. Cette guerre durait beaucoup trop sans que rien ne permît d’en entrevoir la fin. Grandissant était le nombre de ceux qui secrètement souhaitaient une paix rapide, à n’importe quel prix, et quelles qu’en fussent les conditions, la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine ne faisant plus recette dans les esprits

                                                                                  *








                                                                              
 





Bien souvent, lors de périodes sombres de ma vie, j’ai tenté de me remémorer la voix de ma mère. L’échec a été constant. Que j’aie évoqué un épisode plaisant de notre vie familiale ou une péripétie douloureuse, il ne me revenait qu’une petite ritournelle fugace, presque aussitôt amortie, qui affleurait à ma mémoire. Je ne saurais donc dire sur quel ton ma mère me jeta un jour à mon retour de classe :
— Notre pauvre Louis a été tué !…
La malheureuse, étouffée de sanglots, ne put m’en dire davantage et se borna à me tendre la fatale formule officielle dont la brièveté me parut tout d’abord sans mesure avec l’énorme chagrin qu’elle venait nous causer. Mon pauvre aîné, y était-il dit, était tombé héroïquement aux Dardanelles, lors du débarquement de Seddulbahr, entraînant ses hommes à l’assaut. La croix de guerre et la médaille militaire lui étaient conférées à titre posthume.





Albert Abraham Joseph Mordo, lieutenant au 62e Régiment d'Infanterie, " tué à l'ennemi le 26 septembre 1915 ", vitrail du caveau familial, cimetière du Père-Lachaise, XXe ardt.






(…)


Me ralliant à l’opinion de ma mère, je tenais depuis longtemps tante Camille pour une redoutable raseuse, lorsque la mort de mon frère Louis me fit lui vouer une haine enfantine, mais tenace. Nous étions, à la suggestion de mon père, ma sœur Lucienne et moi, de noir vêtus, montés à Belleville, saluer nos grands-parents. Ce fut tante Camille, vivant chez eux, qui vint nous ouvrir. D’un élan, nous fûmes étreints, serrés contre elle, qui, chevrotante, s’était mise à chanter :

Mourir pour la Patrie…
mourir pour la patrie…
c’est le sort le plus beau…
le plus-us di-igne d’envie…
C’est le sort le plus beau…
le plus-us di-igne d’envie !


La sotte entendait-elle par là nous convaincre d’accepter notre deuil comme une distinction flatteuse, voulue par le Destin, une épreuve dont nous devions nous montrer dignes ? Son imbécillité par trop monstrueuse défiait l’analyse. Dès ce moment, je la détestai cordialement.


Confessions d'un enfant de la Chapelle, Albert Simonin, 1977.








André Weill, sous-lieutenant au 60e Régiment d'Infanterie, " tué à l'ennemi le 9 septembre 1914 " durant la bataille de la Marne à l'age de 22 ans, vitrail du caveau familial, cimetière du Père-Lachaise, XXe ardt.











PUBLICITÉ

La publicité est un genre littéraire dédaigné des critiques ; on ne l’étudie point dans les classes ni dans les manuels ; il prospère mieux pourtant que la plupart des autres, notamment que l’épopée ; on peut même dire qu’une bonne moitié de la littérature est aujourd’hui de la publicité. La guerre avait porté un coup à ces sortes d’écrits ; leur prose séduisante reparaît peu à peu ; la quatrième page des journaux se pavoise d’annonces ; c’est un signe excellent. En parcourant ces réclames, on vérifie la doctrine de Taine qui veut que la littérature soit le produit du milieu et l’image du temps. Toutes les réclames ont pris l’allure martiale ; elles ont compris que, pour plaire, elles devaient se militariser. 








Les tailleurs ne proposent que des draps d’uniformes et des étoffes invisibles ; les bandagistes fabriquent des cuirasses ; les opticiens, des périscopes de tranchées, Les pâtés méprisent les civils ; qu’ils soient de canard, de veau, de jambon ou de lapin, ils n’ont d’espoir que dans l’armée ; les truffes demandent à partir pour le front. La pharmacie n’est pas moins belliqueuse. Les laxatifs se déclarent patriotes ; les eaux salées font honte aux mauvais citoyens qui appelleraient au secours de leurs entrailles rétives les naïades de la Hongrie. Cachets, pastilles, globules et gouttes, tout devient militaire ; les pilules pour personnes pâles se transforment en pilules pour personnes poilues.












« Terrible est la guerre ! s’exclame un écrivain ; pour en soutenir les redoutables épreuves, il faut des hommes d’acier ! » On s’attend au récit de quelque action héroïque ; c’est l’annonce d’un goudron. « Pour vaincre l’ennemi !...  » On cherche le conseil d’un stratège, on trouve celui d’un hygiéniste, car l’ennemi est la grippe : « Ce n’est pas tout de suite que nos vaillants soldats se ressentiront de leurs fatigues, c’est dans dix ans, dans vingt ans, dans cent ans. Mettez dans leur paquetage un flacon d’Achillopiézagyl qui guérit le mal de Pott, le scorbut, l’hépatisme et la toux ! » Les reconstituants, les toniques, les antimigraineux n’ont de sollicitude que pour nos chers soldats ; on croirait qu’il n’y a plus de malades civils, on croirait même qu’il n’y a plus de civils si l’on ne rencontrait de loin en loin, parmi toutes ces réclames guerrières, un appel éloquent pour la reprise des affaires et l’offre compatissante de l’ecclésiastique qui guérit les fibromes.   (12 mars 1915).


Croquis de Paris,1914-1915, par Maurice Demaison, 1917, Librairie Plon.

(Mise à jour du 18 septembre 2016)













Récit du " tour extraordinaire " arrivé à François Waterlot le 7 septembre 1914, raconté par lui-même dans sa correspondance.


(À son ami Louis Detève, Ier janvier 1915)

Cher ami,

J’avais demandé à Élise ce qu'il en résultait pour toi et Louis mais depuis ma demande je n’ai plus eu de nouvelles de Montigny mais je suis content pour vous deux que vous êtes tranquilles car il ne faut pas demander à aller à la guerre. Tel que je t’écris maintenant tu peux te mettre en l’idée que c’est un revenant qui t'écrit car pour ma part j’ai été blessé d’un éclat d’obus à la main droite le 23 août à Dinant, j’ai été fusillé le 7 septembre près de Paris à Sézanne et j’ai encore été blessé d’une balle dans le dos le 15 octobre près de Reims et ayant demandé à repartir en 1ère ligne j’ai été cité à l’ordre du jour du 327e quelques jours après. Voilà comment je suis arrivé à me faire fusiller. C’était le 6 septembre au soir. Nous étions au bivouac couvert en avant par le 25e bataillon de chasseurs et le 270e régiment d'infanterie. Vers minuit survint un autocanon allemand qui lance une dizaine d’obus. Le 270e qui était en avant de nous se sauve en criant sauve qui peut et nous nous réveillons en sursaut. En entendant cette débandade nous nous équipons à la hâte et nous suivons le mouvement. J'eus le malheur de me mélanger avec le 270e et en cherchant après le 327e je me suis mis dans les mains du général qui nous a fait arrêter à sept que nous étions et le lendemain matin nous étions fusillés comme des chiens sans nous demander aucune explication. L’on nous mit en face d’une meule les yeux bandés et il y avait environ trente à trente-cinq hommes qui tiraient sur nous à une douzaine de mètres je me suis laissé tomber comme les autres et je n’avais rien du tout. Au bout de deux ou trois heures je me suis sauvé avec le 233e qui passait et le lendemain quand j’ai retrouvé le 327e je me suis mis à la disposition du commandant. Le commandant est allé trouver le colonel et à deux ils sont allés trouver le général pour statuer sur mon cas, mais ils ne pouvaient plus rien me faire, c'était à eux de s'assurer que j'avais été bien tué et si je n'y étais pas à me donner le coup de grâce. Quand le colonel est revenu et le commandant il m'ont fait appeler et le colonel m'a dit que j'étais gracié (…). Avec ça les autres ont toujours été tués inutilement. Depuis j'ai eu une balle dans le dos le 15 octobre et aussitôt pansé j'ai demandé à repartir en première ligne (…). Maintenant il n'y paraît plus rien je suis aussi valide que quand je suis parti. Ce qui m'embête le plus c'est de ne pas avoir de nouvelles d’Élise, sa dernière lettre est de Montigny et date du 26 septembre.




François Hilaire Waterlot lors de son service militaire en 1905 à Rouen, au 39 régiment d'infanterie. Il est âgé de 18 ans. (Archives Waterlot)








À son cousin Auguste Liégeois, 11 août 1915 (en réalité le 11 janvier 1915)

Cher cousin,

Je vais te raconter le tour qui m'est arrivé il y a quatre mois. C'était le 6 septembre à 8 heures du soir. À cette heure-là nous étions arrivés près d’un bois entre Lachie et Les Essarts dans la Marne et l'on s’apprête pour y coucher le long du bois. L’on va chercher du foin et des bottes d’avoine qui étaient à proximité puis l’on se couche. En avant de nous nous avions comme avant-postes le 25e bataillon de chasseurs et le 270e régiment d’infanterie. Vers 11 heures arrive un autocanon allemand qui lance une dizaine d’obus et le 270e qui était en avant de nous fout le camp et passe en débandade à côté de nous en criant « sauve qui peut ». Nous nous réveillons en sursaut nous nous équipons à la hâte et l’on en fait autant. Il y en a qui se sauvèrent à droite d’autres à gauche. En me sauvant je me mélangeai avec le 270e qui avait passé à notre droite et quand je vis mon erreur je commençai à chercher après le 327e. En cherchant de groupe en groupe j’eus la malchance de me foutre dans les mains du général de division avec six autres. Il nous demanda à quel régiment nous appartenions, nous lui dîmes que nous étions du 327e. Il fit appeler un sergent du 3e génie et nous dit de le suivre. Celui-ci nous emmena dans une grange et nous dit de déposer nos armes dans un coin et de nous coucher sur la paille. Nous fîmes comme il nous dit et aussitôt que nous fûmes couchés il fit enlever nos fusils et fit placer une sentinelle à la porte. Nous nous demandions ce que cela voulait dire. Cinq minutes après arrive l'aumônier militaire qui nous dit de faire nos prières avec lui. Nous lui demandons pourquoi. Il nous dit qu’ayant appris qu’il se trouvait des soldats dans la grange il était venu pour leur donner la bénédiction et que cela il le faisait partout où il passait. Mais cela ne nous disait pas ce que l’on nous réservait. Le lendemain matin nous partîmes encadrés par huit hommes du génie baïonnette au canon et l’on nous conduisit au quartier général et un moment après arrivait le colonel du 327e qui avait été appelé par le général. Ils s’expliquèrent ensemble pendant au moins un quart d’heure puis le général ordonna à notre colonel de nous emmener. C'était pour nous fusiller et c’était nous qui allions payer pour le 270e. L’on nous emmena en face d’une meule l’on nous banda les yeux et l’on plaça une section environ trente-cinq hommes à 12 m de nous. J’étais placé à droite et nous nous étions donné la main à l’un l’autre. La première décharge je me laissai tomber mais je n’avais rien, puis l’on fit retirer une fraction du peloton sur ceux qui bougeaient encore. Ensuite l'adjudant qui était là vint pour nous donner le coup de grâce en nous logeant une balle dans la cervelle. Il commença par la gauche et quand il eut tiré sur les deux premiers il dit au capitaine qui commandait qu’il ne pouvait plus continuer, que ça lui faisait trop de peine. Le capitaine lui dit de s’assurer si nous étions bien morts et en passant il nous fit bouger en nous prenant par les épaules. Ce n’était pas le moment de bouger. Quand il eut passé d’un bout à l’autre il dit au capitaine que nous étions tous morts et le capitaine emmena le peloton. Nous étions encore à deux de vivants, un de Saint-Amand qui avait la jambe cassée et moi qui n’avais rien. Je restais encore là au moins 2 heures. Et ensuite je me suis sauvé avec le 233e et le lendemain je retrouvai le 327e vers 11 heures du matin. En arrivant j’ai cherché après le commandant de notre bataillon (...) il me dit qu’il allait référer mon cas au colonel et qu’en attendant je pouvais rentrer à ma compagnie (...). Une demi-heure après ils revinrent (...) le colonel me dit que j’étais gracié (...) qu’il avait fait son possible auprès du général pour empêcher que l’on nous fusille mais que le général voulait un exemple et s’était montré inflexible dans sa décision. Et ce fut de cette manière que l’on nous tua sans nous dire quoi que ce soit et sans faire d’enquête.






Monument à la Gloire de l'armée française, 1914-1918, par Paul Landowski, 1956, Place du Trocadéro et du 11 septembre, XVIe ardt.







(À son cousin Alexandra Corroyez, 26 février 1915)

Cher cousin,

Ernest m’a écrit qu’il était guéri et qu’il attendait son départ pour la danse finale.

Je vais tâcher de te raconter un peu de mon tour extraordinaire qui m’est arrivé et où j’ai failli aller faire un tour dans le champ de six coupes pour manger des pissenlits par les racines ; après la fuite en Belgique continuée en France à travers les Ardennes l’Aisne et une partie de la Marne, nous vînmes échouer le 5 septembre à Barbonne à environ 120 km de Paris et le 6 au matin l’ordre étant venu de reprendre (...) l’on fit demi-tour et le soir l’on arriva vers 8 heures au coin d’un bois situé entre Lachies ou La (...) et Les Essarts dans la Marne. L'on y installa le bivouac et nous nous couchâmes en toute sécurité ayant aux avant-postes le 25e bataillon de chasseurs à pied et le 270e régiment d'infanterie. Vers minuit arrive un auto-camion allemand qui lance une vingtaine d’obus et le dernier était à peine éclaté que le 270e passe à côté de nous pris d’une panique sans pareille en criant sauve qui peut. L’on se leva à la hâte, l'on prit son fourbi et tout le monde suivit le mouvement sans savoir ce qu’il y avait. Ça en faisait du propre l’on aurait dit un immense troupeau de moutons sans chien et sans berger. J'eus la malchance de me mettre dans une section du 270e et en cherchant après le 327e de me foutre dans les jambes du général de division, ainsi que six autres de mes camarades. Nous voyant aller de groupe en groupe, le gal nous demanda quel était notre Régt nous lui dîmes que nous appartenions au 327e il nous dit d’arrêter puis il appela un sergent du 3e génie et nous dit de le suivre.
Nous pensions qu’il nous reconduisait à nos Cies respectives mais il nous conduisit dans une grange et nous dit de mettre nos armes dans un coin et de nous coucher, nous avions à peine mis nos armes à la place indiquée qu’elles étaient enlevées et qu’il y avait une sentinelle de placée à la porte baïonnette au canon puis un quart d’heure après arrivait un aumônier militaire pour nous confesser, tu vois d’ici la tête que l’on commençait à faire.
Le lendemain matin sans nous parler de rien et sans enquête, l'on nous conduisit en face d’une meule distante d’environ 100 m, puis quand nous fûmes arrivés l’on nous fit déséquiper l’on nous fit remettre notre argent puis l’on nous demanda notre mouchoir et l’on nous banda les yeux. Puis l’on nous fit mettre en ligne côte à côte le dos à la meule ayant en face de nous un peloton à 10 ou 12 m le peloton était composé d’environ trente-cinq hommes commandés par un capitaine j'étais placé le premier à droite et je commençai à compter le peu d’instants que j’avais encore à vivre avant de faire le grand voyage.
Tout à coup j’entends les balles siffler à mes oreilles et en même temps j’eus la figure inondée ainsi que ma capote du sang de mon voisin de gauche, mais je constatai que je n’avais pas été touché, et instinctivement sans penser plus avant je me laissai tomber puis je restai jusqu’à la fin sans bouger de place. Quand la salve fut tirée le capitaine ordonna à l'adjudant et à un sergent d’aller donner le coup de grâce en tirant une balle à chacun dans la tempe. Ils commencèrent par la gauche et quand ils eurent achevé les deux premiers ils demandèrent au capitaine a ne pas continuer que ça leur faisait (La suite de la lettre manque)

Lettres et photos de François Waterlot et sa famille extraites de l'ouvrage de Odette Hardy-Hémery paru en 2012 chez Gallimard : " Fusillé vivant "





Élise Waterlot avec son fils François-Auguste en 1917. François Hilaire Waterlot, mari et père des deux précédents, est présent en médaillon grâce à un montage photographique : fusillé et survivant en septembre 1914, il a été tué au front le 10 juin 1915. (Archives Waterlot)








©Ministère de la défense- Mémoire des hommes.









André Weill, sous-lieutenant au 60e Régiment d'Infanterie, " tué à l'ennemi le 9 septembre 1914 " durant la bataille de la Marne à l'age de 22 ans, vitrail du caveau familial, ensemble, cimetière du Père-Lachaise, XXe ardt.









1 commentaires:

  1. Je viens de suivre cette cinquième partie sur les vitraux de guerre. Étant portugais, pas tous les thèmes des articles de cet excellent blog me sont familiers. Mais, malgré ça, je reviens ici de temps en temps, pour retrouver toujours des renseignements très intéréssants et originaux. Merci à André Fantelin et à musard pour votre lourd mais sérieux, profond et très intéréssant travail.

    Mário (Porto, Portugal)

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